Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/657

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
649
IMPRESSIONS DE VOYAGES.

opération finie, il n’en voyait pas davantage, seulement les yeux lui cuisaient beaucoup plus.

— Allons, dit-il, il paraît que je suis aveugle, Balmat ?

— Dam ! répondis-je, ça m’en a bien l’air.

— Comment vais-je faire pour descendre ? continua-t-il.

— Prenez la bretelle de mon sac, et marchez derrière moi, voilà un moyen.

C’est ainsi que nous descendîmes, et arrivâmes au village de la Côte.

Là, comme je craignais que ma femme ne fût inquiète, je quittai le docteur qui regagna sa maison en tâtonnant avec son bâton, et je revins chez moi : c’est alors seulement que je me vis.

Je n’étais pas reconnaissable : j’avais les yeux rouges, la figure noire et les lèvres bleues ; chaque fois que je riais ou bâillais, le sang me jaillissait des lèvres et des joues. — Enfin, je n’y voyais plus qu’à l’ombre.

Quatre jours après, je partis pour Genève, afin de prévenir M. de Saussure que j’avais réussi à escalader le Mont-Blanc : il l’avait déjà appris par des Anglais. Il vint aussitôt à Chamouny, et essaya avec moi la même ascension, mais le temps ne nous permit pas d’aller plus haut que la montagne de la Côte, et ce ne fut que l’année suivante qu’il put accomplir son grand projet.

— Et le docteur Paccard, dis-je, est-il resté aveugle ?

— Ah ! oui, aveugle, il est mort il y a onze mois, à l’âge de soixante-et-dix-neuf ans, et il lisait encore sans lunettes, Seulement il avait les yeux diablement rouges.

— Des suites de son ascension ?

— Oh ! que non !

— Et de quoi alors ?

— Le bonhomme levait un peu le coude…

En disant ces mots, Balmat vida sa troisième bouteille.

alex. dumas