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REVUE DES DEUX MONDES.

mains sur son visage, et ce ne sont pas des larmes de joie qu’il cachera ! À quoi penses-tu ?

CORDIANI.

Je pense au coin obscur d’une certaine taverne, où je me suis assis tant de fois, regrettant ma journée. Je pense à Florence qui s’éveille, aux promenades, aux passans qui se croisent ; au monde, où j’ai erré vingt ans comme un spectre sans sépulture ; à ces rues désertes, où je me plongeais au sein des nuits, poussé par quelque dessein sinistre ; je pense à mes travaux, à mes jours de découragement ; j’ouvre les bras, et je vois passer les fantômes des femmes que j’ai possédées ; mes plaisirs, mes peines, mes espérances ! Ah ! mon ami ! comme tout est foudroyé, comme tout ce qui fermentait en moi s’est réuni en une seule pensée : l’aimer ! C’est ainsi que mille insectes épars dans la poussière viennent se réunir dans un rayon du soleil.

DAMIEN.

Que veux-tu que je te dise ? et de quoi servent les paroles quand elles viennent après l’action ? Un amour comme le tien n’a pas d’ami.

CORDIANI.

Qu’ai-je eu dans le cœur jusqu’à présent ? Dieu merci, je n’ai jamais cherché la science, je n’ai voulu d’aucun état ; je n’ai jamais donné un centre aux cercles gigantesques de la pensée, je n’y ai laissé entrer que l’amour des arts, qui est l’encens de l’autel, mais qui n’en est pas le dieu. J’ai vécu de mon pinceau, de mon travail ; mais mon travail n’a nourri que mon corps ; mon âme a gardé sa faim céleste. J’ai posé sur le seuil de mon cœur le fouet dont Jésus-Christ flagella les vendeurs du temple. Dieu merci, je n’ai jamais aimé, mon cœur n’était à rien jusqu’à ce qu’il fût à elle.

DAMIEN.

Comment exprimer tout ce qui se passe dans mon âme ? Je te vois heureux. Ne m’es-tu pas aussi cher que lui ?

CORDIANI.

Et maintenant qu’elle est à moi ; maintenant qu’assis à ma table, je laisse couler comme de douces larmes les vers insensés qui lui parlent de mon amour, et que je crois sentir derrière moi son fantôme charmant s’incliner sur mon épaule pour les lire ; maintenant que j’ai un nom sur les lèvres ! ô mon ami ! quel est l’homme ici-bas, qui n’a pas vu apparaître, cent fois, mille fois, dans ses rêves, un être adoré, fait pour lui, devant vivre pour lui ? Eh bien ! quand un seul jour au monde, on devrait rencontrer cet être, le serrer dans ses bras, et mourir !