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BEATA.

chose, le tapis ; qu’un homme, le banquier ; il n’entend que le bruit, le roulement de la bille ; il ne comprend que rouge passe, impair gagne ; il n’a des mains que pour ramasser l’or qu’on lui jette, il n’a des sens que pour gagner… Il est dans le délire.

— Foin des gens qui fuient le jeu comme la morsure d’un chien ! s’écrie-t-il… Foin des gens qui ne savent au monde que manger, dormir et faire l’amour !… ce sont des brutes… Oh ! merci, merci cent fois, chers amis ! vous qui m’avez dit : Joue et tu seras homme… merci, car mon premier florin m’a ramassé des tas d’or et de jouissances… enfin j’ai complété ma vie ; j’ai, grâce à vous, conquis mon dernier poil de barbe ; je connais à présent les myriades de sensations enfouies sous les trois lettres du mot jeu ! Ô sublime, sublime rouge ou noir ! gain ou perte, pas de milieu, vous êtes là suspendu, sans voix, sans haleine, prêt à monter au ciel ou à plonger dans l’abîme ; vous avez la tête sur le billot, vous voyez le couperet au-dessus, et vous dites : Tombera-t-il ou ne tombera-t-il pas ? et cela, non pas une fois par hasard, mais soixante fois de suite dans une heure ; et cela pour un florin comme pour des millions, pour un liard comme pour un royaume. Ô jeu !… divine irritation des nerfs qui réchauffe le sang ; fièvre ardente que les forts dissimulent, mais qu’ils ressentent tous jusqu’à la pointe des cheveux ; passion qui vous prend l’homme à deux mains et qui vous le secoue jusqu’à extinction de force ou de vie ; synapisme énergique qui réveille les morts, et qui fait que le tronc humain le plus rongé de maladies et d’années, le corps le plus ridé, le plus jaune, le plus près de tomber en poussière, se redresse à la vie, auprès d’une poignée de cartes, et bondit sous la pile galvinique d’un monceau d’or !… Non, baisers de vierge, étreinte de femme, ivresse de la scène, trépignement du parterre, hurlement du peuple, vous n’êtes auprès du jeu qu’un chatouillement insensible, un frôlement de pattes de mouches. Rien, rien au-dessus de rouge passe, impair gagne ; rien, si ce n’est la première passe à ce jeu terrible, cette roulette sanglante où le tapis est un champ de carnage, où les enjeux sont des têtes d’hommes, où la bille est de fer, et où le banquier c’est la mort ! Oui, lorsque après avoir tiré le canon, labouré des arpens de chair humaine, sur un sol pétri de sang, dans un air embaumé de poudre et sous une voûte de flammes et de fumée, après des heures d’angoisses