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ferme cette tombe est tout ce que j’ai aimé sur la terre, tout ce que j’aimerai. Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable d’un dévoûment sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu’il aimait, aussi facilement qu’il aurait bravé la mort pour elle. Je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point les femmes ; l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse passagère d’un songe. Je ne sais pas les secrets qu’il savait. Ma gaîté est comme le masque d’un histrion ; mon cœur est plus vieux qu’elle, mes sens blasés n’en veulent plus. Je ne suis qu’un lâche ; sa mort n’est point vengée.

MARIANNE.

Comment aurait-elle pu l’être, à moins de risquer votre vie ? Claudio est trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant dans cette ville pour rien craindre de vous.

OCTAVE.

Cœlio m’aurait vengé si j’étais mort pour lui, comme il est mort pour moi. Ce tombeau m’appartient : c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. Adieu la gaîté de ma jeunesse, l’insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve ! adieu les bruyans repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés ! adieu Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l’ombre des forêts ! adieu l’amour et l’amitié ! ma place est vide sur la terre !

MARIANNE.

Mais non pas dans mon cœur, Octave. Pourquoi dis-tu : Adieu l’amour ?

OCTAVE.

Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Cœlio qui vous aimait.


Alfred de Musset