Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/554

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
548
REVUE DES DEUX MONDES.

foi c’était bien difficile. La marquise est bien la femme la plus despotique qui jamais ait vécu ; vous savez bien qu’elle ne m’eût jamais laissé marier, si elle n’eût été bien assurée de moi, et bien certaine que ce serait ici, comme partout à présent, une sorte de cérémonie de famille, sans importance et sans suites.

TRONCHIN.

Sans importance, cela dépend de vous, mais sans suites, monsieur le duc…

LE DUC (sérieusement).

Cela dépend aussi de moi, plus qu’on ne croit, monsieur ; mais c’est mon affaire. (Il se lève et se promène.) Savez-vous à quoi je pense, mon vieil ami ? c’est que l’honneur ne peut pas toujours être compris de la même façon.

Dans la passion, le meurtre peut être sublime ; mais dans l’indifférence, il serait ridicule, et dans un homme d’état ou un homme de cour, par ma foi, il serait fou.

Tenez, regardez ! Moi, par exemple, je sors de chez le roi. Il a eu la bonté de me parler d’affaires assez long-temps. Il regrette M. d’Orvilliers, mais il l’abandonne à ses ennemis, et le laisse quitter le commandement de la flotte avec laquelle il a battu les Anglais. Moi, qui suis l’ami de d’Orvilliers, et qui sais ce qu’il vaut, cela m’a fait de la peine ; je viens d’en parler vivement, je me suis avancé pour lui. Le roi m’a écouté volontiers et est entré dans mes raisons. Il m’a présenté ensuite Franklin, le docteur Franklin, l’imprimeur, l’Américain, l’homme pauvre, l’homme en habit gris, le savant, le sage, l’envoyé du Nouveau-Monde à l’ancien, grave comme le paysan du Danube, demandant justice à l’Europe pour son pays, et l’obtenant de Louis xvi ; j’ai eu une longue conférence avec ce bon Franklin ; je l’ai vu ce matin même présenter son petit-fils au vieux Voltaire, et demander à Voltaire une bénédiction, et Voltaire ne riant pas, Voltaire étendant les mains aussi gravement qu’eût fait le souverain pontife, et secouant sa tête octogénaire avec émotion, et disant sur la tête de l’enfant : Dieu et la liberté ! — C’était beau, c’était solennel, c’était grand.

Et au retour, le roi m’a parlé de tout cela avec la justesse de son admirable bon sens ; il voit l’avenir sans crainte, mais non sans tristesse ; il sent qu’une révolution partant de France peut y re-