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mon long et solide bambou qui modérait ma vitesse au besoin, quand je lui faisais sillonner plus profondément la neige, je me lançai comme une pierre sur le roc de la révolte, où le bambou joua un autre rôle. Le traître dont j’avais reconnu la voix appelant mon jardinier, paya pour tous, et très cher. La moindre faiblesse de ma part, une demi-mesure eût été la plus dangereuse des mesures, le coupable étant d’ailleurs le plus agile, le plus robuste et le plus mal intentionné de tous habituellement. Je le pris de si haut sur ses épaules dès le début, que, l’eût-il voulu, il n’eût pu rien répondre. Comme ces pauvres diables, malgré leur pénible et humble condition, sont d’une caste élevée, militaire par essence, j’ignorais vraiment comment les autres prendraient cette leçon. Tout Rajpouts, tout montagnards qu’ils sont, ils la prirent en vrais Hindous, c’est-à-dire joignant les mains et demandant grâce. Le battu, remis de son étourdissement, prit la tête de la file, tenant le bout d’une longue corde à laquelle tous les autres s’accrochèrent comme à une rampe, de crainte des crevasses sous la neige ; attaché de la sorte avec mon aide-de-camp botanique, je marchai sur le flanc de la colonne en vrai chien de berger, épuisant tous les tropes de ma réthorique hindostanie pour stimuler les esprits défaillans. Il n’y a pas un de ces gens qui, chargé d’un poids de cent livres, ne pût faire dans les plus détestables sentiers des montagnes trois fois plus de chemin que moi dans le même temps. Mais ces déserts de neige sont pour eux une chose inaccoutumée. Sortis des chemins dont ils ont l’habitude, et dont elle leur cache entièrement le danger souvent fatal d’un faux pas, leur instinct bestial de progression expire devant ces pentes neigées qui ne requièrent nulle adresse et nul courage ; car le danger d’une chute y est nul. Je tombai souvent et j’en fus quitte pour secouer mes habits. Je voulais déterminer la hauteur où toute végétation s’arrête ; je la vis près d’expirer, mais les délais de ma marche et puis son extrême lenteur m’obligèrent de songer au retour avant que j’eusse atteint les dernières crêtes de rochers qui surgissaient au-dessus des neiges, et qui probablement sont les limites de la zone végétale. En revenant du pays de Kanawer (Kannaauer), cette occasion ne pourra me manquer. Mais j’aurais désiré fixer ce point en diverses parties de la chaîne centrale de l’Himalaya.