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LE CHOLÉRA.

quer aux vivans pour lui enfouir assez profondément les morts au sein, et qu’entassés les uns sur les autres, ils étaient en proie à un mouvement de fermentation putride, on les vit entr’ouvrir leurs tombes mal creusées ; de sorte qu’elle semblait les rejeter, les vomir elle-même de ses propres entrailles. Des gouffres pestilentiels s’ouvrirent çà et là, espèces de volcans aux éruptions plus meurtrières que ceux dont s’échappent des torrens de lave enflammée. Ces sépultures, tout incomplètes qu’elles étaient, ne tardèrent pourtant pas à manquer bientôt elles-mêmes. On se contenta de rouler les cadavres dans les fossés de la ville où la putréfaction en fit une sorte de masse fluide, sans forme ni consistance, qui entoura, qui enlaça Marseille, comme une ceinture, l’étreignant de jour en jour plus étroitement, menaçant de lui faire exhaler incessamment son dernier souffle de vie[1]. À ce spectacle la jolie ville de Toulon ne tardait pas à se troubler. Elle alluma de grands feux, comme si les feux de son beau soleil n’étaient plus suffisans pour purifier l’air, ou bien comme si le manteau d’épaisse fumée dont elle s’enveloppa pendant plusieurs jours, devait la soustraire aux coups du fléau. Elle abandonna à une solitude et à un silence prématuré ses rues, ses promenades, ses beaux ombrages : les habitans se confinèrent dans leurs maisons, la ville toute entière sembla retenir son haleine et faire la morte ; mais elle n’en saurait être quitte pour ces vains semblans. L’épidémie se montre dans ses murs aussi terrible, aussi meurtrière qu’à Marseille. Les rayons du soleil vivifiant, sous lesquels elle s’est développée, semblent même lui avoir communiqué une force, une intensité qu’elle n’avait pas manifestée tout d’abord. Les scènes de désolation de Marseille se reproduisent de nouveau. Les cadavres entassés par milliers sont bientôt à l’étroit. Bien plus, sous les coups répétés du fléau, c’est la société elle-même, la société toute entière qui semble s’être brisée, s’être écroulée. On voit poindre, apparaître, se pavaner sur ses ruines, ceux qu’elle retint d’ordinaire dans ses cachots, dans ses prisons les plus obscures, dans ses geôles les plus rigoureuses, les forçats, les galériens. Un moment ils sont seuls à se montrer dans les rues. On les croirait les uniques habitans de la ville ; ils en sont les rois, les souverains, et bien plus les libéra-

  1. Histoire de la Régence, de Lemontey.