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LE CHOLÉRA.

que l’exiguïté de ses proportions semblait devoir lui cacher à jamais dans une sorte de néant. Mais ces ténèbres, qui s’étendent au-delà de notre berceau, au-delà de notre tombe, au milieu desquelles brille le rapide éclair de notre vie terrestre, aucun œil d’homme ne les a pénétrées jusqu’à présent, aucun œil d’homme ne les pénétrera dans l’avenir. À toutes les misères, à toutes les douleurs qui nous ont fait comparer à la condition du gladiateur, notre condition dans l’humanité, viennent donc s’ajouter tous les tourmens et toutes les terreurs que notre inquiète imagination sait tirer du doute, de l’incertitude et de l’ignorance, tous les spectres menaçans dont elle sait peupler les ténèbres.

Où l’homme irait-il donc chercher la lumière pour la porter dans cette obscurité profonde de sa destinée ? Sa propre nature, son essence intime, sont-elles moins obscures, moins mystérieuses pour lui que cette destinée ? Peut-il s’interroger sans que mille voix confuses ne s’élèvent aussitôt de son sein pour se contredire mutuellement ? Ne se montre-t-il pas à ses propres yeux sous les apparences les plus contradictoires, tantôt dans la sublimité de l’ange du ciel, tantôt dans l’abjection du ver de terre ? Ne sent-il pas se toucher et se combattre au-dedans de lui les instincts le plus exquis et les appétits les plus grossiers ? Deux natures antipathiques l’une à l’autre, se repoussant par tous les points, par toutes leurs forces, ne sont-elles pas tenues en contact, dans la nature humaine, par une main de fer, au prix de mille douleurs ? N’est-ce pas seulement ainsi que de ces deux natures peut se former un seul et même être ? Mais aussi n’est-il pas naturel qu’à ce point de vue d’une réflexion élevée, cet être s’apparaisse, dans sa propre conscience, je ne sais quel sphynx bizarre, quel monstrueux centaure, qu’il se fasse comme horreur à lui-même ?

À la suite de toutes ces réflexions, se pressant rapidement dans mon esprit, j’éprouvai un indicible malaise. Ces images, ces impressions confuses, se confondaient en une espèce de chaos de figures grimaçantes, semblables à celles qui, dans les Alpes, se montrent du fond de l’abîme aux yeux troublés du voyageur ; j’éprouvai comme un vertige à les contempler. Aussi, sous l’empire d’un vague sentiment, analogue à l’instinct qui nous porte à nous assurer, en cas semblable, d’un appui quelconque, je me hâtai de