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Obermann.

nées ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable, passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon, tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoin et d’ennui profond, j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. J’ai fait un pas sinistre vers l’âge d’affaiblissement ; j’ai dévoré dix années de ma vie. Heureux l’homme simple dont le cœur est toujours jeune ! »

Dans tout le livre, on retrouve, comme dans cet admirable fragment, le déchirement du cœur, adouci et comme attendri par la rêveuse contemplation de la nature. L’âme d’Obermann n’est rétive et bornée qu’en face du joug social. Elle s’ouvre immense et chaleureuse aux splendeurs du ciel étoilé, au murmure des bouleaux et des torrens, aux sons romantiques que l’on entend sur l’herbe courte du Titlis. Ce sentiment exquis de la poésie, cette grandeur de la méditation religieuse et solitaire, sont les seules puissances qui ne s’altèrent point en elle. Le temps amène le refroidissement progressif de ses facultés inquiètes, ses élans passionnés vers le but inconnu où tendent toutes les forces de l’intelligence se ralentissent et s’appaisent. Un travail puéril, mais naïf et patriarcal, senti et raconté à la manière de Jean-Jacques, donne le change au travail funeste de sa pensée qui creusait incessamment les abîmes du doute. « On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d’un grand treillage exposé au midi et qui regarde le bois d’Armand… Dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette, et j’allai le premier au fond du clos commencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt ; j’aimais cette lenteur, je voyais à regret quelque autre y travailler. Elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d’une herbe humide ; je choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsi dans l’oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d’automne… J’ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l’ardent principe de ses plus vastes passions. J’y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales et de l’ordre philosophique… Tout cela peut animer mon âme et ne la remplit pas. Cette brouette, que je charge de fruits et pousse doucement, la soutient mieux. Il sem-