démie française. À côté de lui, vous voyez l’abbé Raynal ; on peut le reconnaître à sa perruque et à son accent gascon : et puis en face de nous, ce grand monsieur en habit violet, c’est M. Marmontel : quoiqu’il ait cinquante-quatre ans, on dit qu’il va se marier à une demoiselle qui n’en a que dix-huit. Enfin, le quatrième, celui qui a des besicles, et l’air un peu malade, c’est notre ami M. Thomas, l’auteur des Éloges. Il ne dit jamais rien, lui, et c’est bien dommage, car il parle tout comme maman.
— Mais, reprit Sophie, quel est ce vieux monsieur en habit noir, dont les cheveux blancs, sans poudre, tombent sur ses épaules ?
— Ah ! j’ai cru que vous le connaissiez, c’est notre pasteur, M. d’Albiac !
— Comment, dit Sophie avec vivacité, est-ce qu’il y a ici une église protestante ?
— Une église, non ; mais le roi nous en donnera une : papa doit lui en parler. En attendant, on se réunit dans une belle grande chambre, au bout du faubourg Saint-Honoré ; on entre par le jardin, derrière la maison, et l’on ne sort que deux à deux pour ne pas se faire remarquer.
— C’est toujours cela, répondit Sophie ; mais est-ce que M. d’Albiac a été militaire ? il a une cicatrice au front.
— Oh ! il a gagné cela dans son pays, près de Nîmes, en donnant la communion au milieu d’une forêt. Tout le monde était à genoux en prières ; voilà la maréchaussée qui arrive et fond sur l’assemblée ; le pasteur reçoit une blessure ; et deux femmes sont tuées à côté de lui ; il y a au moins quarante ans de cela, et c’est une histoire qui me rend toujours si triste… Ah ! quel bonheur, voilà papa qui entre avec M. de Pezay !
En disant ces mots, la petite Necker se leva et courut se jeter dans les bras de son père, avec un empressement qui avait quelque chose de passionné. Mais le ministre, probablement fatigué par le travail du jour, semblait triste et préoccupé. Sa femme s’en aperçut aussitôt, et, redoublant d’attentions pour animer la compagnie, elle adressa la parole à chacun, souriant d’aussi bonne grâce qu’elle pouvait, mais trop visiblement affairée pour inspirer la moindre gaîté. Un laquais fit une heureuse diversion, en venant annoncer que le souper était servi.