Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
13
IMPRESSIONS DE VOYAGES.

— Chouez-fous ? me dit mon Allemand.

— Non, monsieur.

— Pourquoi ?…

— Je ne suis ni assez pauvre pour désirer gagner, ni assez riche pour pouvoir perdre.

Il me regarda fixement, avala un verre de bierre, poussa une bouffée de fumée, posa ses coudes sur la table, appuya sa tête sur ses mains, et me dit gravement :

— Fous avre raison, cheune homme. — Chacotot…

— Voilà, voilà, monsieur !

— Eine autre bouteille, et eine autre cigarre.

Jacotot lui apporta son sixième cigarre et sa quatrième bouteille ; il alluma l’un et déboucha l’autre.

Pendant que de mon côté j’avalais ma groseille, deux de nos compagnons vinrent me frapper sur l’épaule ; ils avaient organisé pour le lendemain, avec une douzaine d’amis qu’ils avaient retrouvés à Aix, une partie de bain au lac du Bourget, situé à une demi-lieue de la ville, et venaient me demander si je voulais être des leurs. Cela allait sans dire : je m’informai seulement des moyens de transport ; ils me répondirent de demeurer parfaitement tranquille, attendu qu’ils avaient pourvu à tout. J’allai me coucher sur cette assurance.

Le lendemain je fus réveillé par le bruit que l’on faisait sous ma fenêtre. Mon nom avait pour le moment remplacé celui de Jacotot, et une trentaine de voix le poussaient à mon second étage de toute la force de leurs poumons. Je sautai à bas du lit, croyant le feu à la maison, et courus à la fenêtre. Trente ou quarante ânes, enfourchés par autant de cavaliers, tenaient sur deux lignes toute la largeur de la place. C’était un coup-d’œil à ravir Sancho. On m’appelait afin que je vinsse prendre ma place dans les rangs.

Je demandai cinq minutes qui me furent accordées, et je descendis. On m’avait réservé, avec une délicatesse d’attention qu’on appréciera, une superbe ânesse nommée Christine. Le marquis de Montaigu, qui montait un beau cheval noir à tous crins, avait été nommé général à l’unanimité, et commandait toute cette brigade ; il donna le signal du départ, par cette allocution si familière aux colonels de cuirassiers :