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nuit ! On en a vu qui, pour arracher une bague au doigt d’une femme qui se noyait, lui coupaient le doigt avec les dents[1].

L’homme est dur sur cette côte. Fils maudit de la création, vrai Caïn, pourquoi pardonnerait-il à Abel ? La nature ne lui pardonne pas. La vague l’épargne-t-elle, quand, dans les terribles nuits de l’hiver, il va par les écueils attirer le varec flottant qui doit engraisser son champ stérile, et que si souvent le flot apporte l’herbe et emporte l’homme ? L’épargne-t-elle, quand il glisse en tremblant sous la pointe du Raz, aux rochers rouges où s’abîme l’enfer de Plogoff, à côté de la Baie des Trépassés, où les courans portent les cadavres depuis tant de siècles ? C’est un proverbe breton : « Nul n’a passé le Raz sans mal ou sans frayeur. » Et encore : « Secourez-moi, grand Dieu, à la pointe du Raz ! mon vaisseau est si petit, et la mer est si grande[2] ! »

Là, la nature expire, l’humanité devient morne et froide. Nulle poésie, peu de religion ; le christianisme y est d’hier. Michel Noblet fut, dit-on, l’apôtre de Batz en 1648[3]. Dans les îles de Sein, de Balz, d’Ouessant, les mariages sont tristes et sévères. Les sens y semblent éteints ; plus d’amour, de pudeur, ni de jalousie. Les filles font, sans rougir, les démarches pour leur mariage[4]. La femme y travaille plus que l’homme, et dans les îles d’Ouessant, elle y est plus grande et plus forte. C’est qu’elle cultive la terre : lui, il reste assis au bateau, bercé et battu par la mer, sa rude nourrice. Les ani-

  1. Je rapporte cette tradition du pays sans la garantir. Il est superflu d’ajouter que la trace de ces mœurs barbares disparaît chaque jour.
  2. Voyage de Cambry, t. ii, p. 241-257.
  3. Cambry, t. i, p. 109. Je n’ai pas ici d’autre garant. Pour tous les autres faits que j’emprunte à cet agréable ouvrage, ils m’ont été confirmés par des hommes du pays.
  4. Cambry, t. ii, p. 77. — Tolland’s Letters, p. 2-3. Dans les Hébrides et autres îles, l’homme prenait la femme à l’essai pour un an ; si elle ne lui convenait pas, il la cédait à un autre. (Martin’s Hebrides, etc.) Naguère encore, le paysan qui voulait se marier, demandait femme au lord de Barra, qui régnait dans ces îles depuis trente-cinq générations. Solin, c. 22, assure déjà que le roi des Hébrides n’a point de femmes à lui, mais qu’il use de toutes.