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REVUE. — CHRONIQUE.

siècle, qu’elle me semble avoir pris pour modèle. Bœrne, dans son radicalisme fantastique a quelque chose de la fougue et de l’énergie désordonnée de Diderot, dont il est, sous tout autre rapport, à une distance incommensurable ; Heine, comme Voltaire, verse d’une main intarissable la raillerie et le sarcasme sur le patriotisme spiritualiste de ses compatriotes, tandis que la critique niveleuse et âpre de Wolfgang Menzel a osé porter une main hardie sur la grande renommée de Goëthe. Ce que le vieux génie allemand, si perdu jusqu’ici dans le passé, et dans de nébuleuses théories, doit gagner ou perdre entre les mains de ces nouveaux athlètes, ne peut encore s’apprécier ; mais il est à craindre que, comme nous, il n’échange contre des améliorations matérielles ces illusions de l’âme aussi nécessaires aux nations qu’aux individus. Quoi qu’il en soit, le livre d’Henri Heine doit faire fortune en France ; outre qu’il traite de nos propres affaires, des évènemens d’hier et d’hommes qui jouent encore leurs rôles sur la scène actuelle, l’auteur aime notre pays comme l’un d’entre nous ; il y est venu chercher un asile contre ses ennemis, et de là, comme à l’abri d’un fort, il continue sans relâche la guerre qu’il a déclarée aux institutions et aux hommes qui pèsent sur sa patrie. Si madame de Staël qui riait de la manière un peu gauche avec laquelle nos voisins d’outre-Rhin cherchent parfois à imiter la légèreté dont, à tort ou à raison, nous aimons à nous vanter comme d’une qualité à nous personnelle, eût pu lire Heine, elle eût reconnu qu’à cet égard les exceptions n’étaient pas impossibles. L’allure de cet écrivain est toute française ; une feinte de germanisme, qui se fait remarquer çà et là dans la forme que revêt sa pensée, rend celle-ci encore plus piquante ; ce qu’il prodigue de verve, de saillies inattendues, de traits acérés contre l’objet de ses attaques est incroyable. Si l’on se demandait ensuite ce que veulent Heine et ceux qui, comme lui, battent incessamment en brèche la vieille individualité allemande, il serait peut-être assez difficile de répondre. Les voilà tous employés à démolir, abattre, niveler : ils y vont de si grand cœur, que c’est une merveille ; mais nous ne voyons pas encore ce qu’ils proposent de mettre à la place de l’antique édifice, quand ses ruines seront éparses sur le sol. Au reste, c’est ainsi que nous avons procédé nous-mêmes, et la liberté mal définie dont nous jouissons en ce moment, l’univers sait à quel prix nous l’avons achetée. Puisse l’Allemagne obtenir mieux et à meilleur marché !

Heine en est à l’époque de destruction ; les idées de recomposition sociale sont encore latentes chez lui, et ne se manifestent que de loin en loin par de vagues tendances vers les théories qui se discutent et se mûrissent pour un autre temps parmi nous ; aussi serait-il injuste de lui demander un compte rigoureux de ses croyances à cet égard. Avant tout, il