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s’assombrissent, et il s’élève au fond des âmes un commun désespoir qui les abat. C’est alors que la mariée chante à son tour sa complainte :


« Autrefois dans ma jeunesse, j’avais un cœur si ardent !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

« J’avais un cœur si ardent !… ni pour or ni pour argent, je n’aurais donné mon pauvre cœur !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

« Hélas ! je l’ai donné pour rien, hélas ! je l’ai placé dans un lieu où il n’y a plus ni joie ni plaisir !… Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

« Peines et fatigues m’attendent : trois berceaux au coin du feu, fille et garçon dans chacun d’eux ! — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

« Trois autres au milieu de la maison… Fille et garçon y sont ensemble ! — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

« Allez, courez aux fêtes et aux pardons, jeunes filles ; mais, moi, je ne le puis plus. — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

« Moi, vous voyez, il faut que je reste ici, je ne suis plus qu’une servante, jeunes filles, car je suis mariée ! — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais ! »


Rien ne saurait rendre l’effet que produit ce chant si simple et si touchant. Ici ce n’est plus seulement, comme pour la chanson du marié, une triste préoccupation qui s’empare des esprits. Les cœurs des femmes, touchés dans leurs points les plus sensibles, éclatent en cris, en larmes, et en sanglots ; cette vie de servage et d’abnégation, peinte si poétiquement par la jeune épouse, c’est leur vie à elles. Libres comme l’oiseau des bois tant qu’elles n’ont point passé à leur doigt l’anneau d’argent, entourées de tendres séductions, de cajoleuses paroles jusqu’au mariage, il faut qu’elles s’accoutument subitement au dédain, à l’obéissance muette. Le tendre tutoiement, employé encore la veille, cesse lui-même le lendemain des noces, pour faire place à une forme moins familière et plus impérieuse, comme si le mariage était chose trop triste et trop grave, pour rien garder des caressantes habitudes de l’amour, et comme si les époux laissaient le soir aux pieds du lit nuptial tous les rêves suaves, toutes les chastes tendresses, pour retrouver à leur place le lendemain les lourds devoirs, l’indifférence et les ennuis !

Cependant le repas ne reste pas long-temps sous ce nuage de tristesse, il s’égaie bientôt après les deux complaintes, et le cidre et le vin coulent à flots jusqu’à ce que les cadences nasillardes du Bigniou appellent à la danse. Alors les six cents convives se lèvent, les fronts se découvrent, et un vieillard répète les grâces auxquelles la foule répond par un Amen prolongé. La danse se forme ensuite dans l’aire devant la métairie.