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LA DOUBLE MÉPRISE.

comme un devoir glorieux, comme une tâche divine, comme une mission prédestinée qui doit ceindre leur front d’une lumineuse auréole.

Ainsi préparées au malheur qu’elles ne soupçonnent pas, ne vous étonnez pas si elles manquent de prévoyance et de discernement, si elles baptisent d’un nom angélique le moins digne et le moins capable, si elles multiplient, pour elles-mêmes, les tortures et les sacrifices avec une prodigalité enfantine, si elles devancent, dans leur entraînement, l’ardeur paresseuse de l’adversaire qu’elles ont choisi. Elles veulent un maître impérieux et se soumettent avant qu’il ait commandé. — Et quand elles ont fléchi le genou, et baisé la poussière de ses pas, il continue sa route et ne daigne plus même apercevoir la trace de leurs lèvres.

L’amour de cœur, le seul vrai aux yeux du moraliste, diffère des deux passions que nous avons décrites par son origine, son développement et sa durée. C’est à lui seul qu’appartient légitimement le nom d’amour. Les deux autres affections, confondues sous la même désignation, n’ont rien de commun avec lui.

L’amour de cœur se fonde sur un besoin réel, incontestable. Les âmes élevées, après avoir assuré tous les élémens de la vie individuelle, après avoir pris le rang qui leur appartient dans la société, ne sont pas long-temps à reconnaître qu’il leur manque quelque chose, et que l’égoïsme, si évidemment utile à l’établissement d’un bonheur immédiat, attriste et rétrécit la carrière qu’ils ont à parcourir. Ils sentent au-dedans d’eux-mêmes une force qui demeure sans emploi, et qui, pour se développer, demande l’intimité d’une âme pareille.

Les joies les plus grandes leur semblent insignifiantes et vides, parce qu’ils ne peuvent les partager. Les triomphes les plus éclatans ne réussissent pas à les distraire ou à les rassasier. — Si le mécompte le plus léger vient déranger leurs espérances, ils s’en affligent puérilement, au-delà de toute vraisemblance, parce qu’ils n’ont personne à qui confier cette frivole défaite.

Alors, s’ils rencontrent une âme dévorée du même besoin d’expansion et de confiance, il s’établit entre eux, involontairement à leur insu, un échange actif de consolations et d’espérances. Peu à peu ils se révèlent mutuellement tous les secrets de leur vie