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LETTRES SUR L’INDE.

que des singes et d’affreux sangliers. Il faudrait une imagination bien montée pour y trouver le sujet d’un vers passable.

Dans un pays où les femmes n’ont pas de maux de nerfs, les orangers perdent les trois quarts de leur mérite. Cependant les médecins hindous font un usage heureux de leurs feuilles desséchées pour couper les fièvres pernicieuses, nommées ici fièvres de jongles, et les emploient en outre avec succès dans beaucoup de maladies indigènes. En fumigation, elles guérissent les douleurs rhumatismales et m’ont soulagé moi-même, quoique j’eusse oublié l’essentiel, c’est-à-dire certains mots sacrés plus puissans que tous les remèdes du monde. Nos pieux Hindous en font des amulettes qu’ils portent au cou avec des pierres à serpent. On trouve au milieu du jardin un temple en paille, consacré au dieu des orangers, dont je n’ai pu savoir le nom, parce que le fakir qui desservait l’autel ne le connaissait pas lui-même. Ce saint homme m’offrit une douzaine de talismans, et j’assurai mon bonheur pour une roupie. Mais j’ai grande confiance en un autre talisman que le dictionnaire de l’Académie nomme gourdin, et je fis couper une douzaine de branches épineuses pour l’usage de mes amis et de mes ennemis. Le fakir leur donna sa bénédiction pour une roupie de plus, et je me retirai saintement armé. Ma belle, je ne te dirai pas tout ce qu’il y avait dans le temple, attendu que je n’étais pas assez pur pour y pénétrer, quoique je me défendisse du meilleur de mon cœur de partager les erreurs de mes frères les chrétiens. Tout ce qu’on me permit fut de regarder au travers d’une fente, et je vis le dieu des orangers, en bois d’oranger lui-même, avec les attributs de l’agriculture et de la fécondité. Il était entouré d’une foule de sous-dieux fort considérés à Chandernagor, mais qui perdent beaucoup de leur crédit au Sylhet. Le même bois avait servi à fabriquer toute cette divine assemblée, et je comptai au moins soixante dieux de ma connaissance. Au reste, si l’on fait ici des dieux avec des orangers, on en fabrique en Chine avec du teck ; les Malais en font avec de la terre et de la bouse de vache ; les anciens en faisaient avec certains chênes ; les modernes en font avec du buis : ce qui prouve que nous avons tous été idolâtres, que tous les hommes sont sujets aux mêmes sottises, et qu’Arlequin avait raison de dire : Tutto il mundo è fatto como la nostra famiglia.