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LETTRES SUR L’INDE.

Sa majesté était un grand vieillard à figure tartaro-chinoise, vêtu d’une longue robe de drap bleu de ciel, avec le cou et les jambes nus, un beau poignard au côté, puis des bracelets, des jarretières et un large collier en gros grains d’or brut. Derrière elle se tenaient des esclaves portant le sac au bétel, l’arc et le carquois royaux et des présens d’oranges, de bananes et de noix d’Areck. La famille royale était sur les côtés ; mais, au lieu de ces princesses adorables dont parlent mes confrères les voyageurs, je n’aperçus que cinq ou six grands diables, tout débraillés, aussi malpropres que moi, du reste armés jusqu’aux dents, et ressemblant à s’y méprendre aux brigands de la Porte-Saint-Martin. Après m’avoir fait un compliment que je ne compris pas, le roi des montagnes me présenta la main avec toute la grâce d’un petit maître parisien, et me conduisit ainsi jusqu’à l’entrée de la caverne de Boubonne à travers la pluie, les sangsues et les roches, et au bruit d’une musique infernale qui me privait du plaisir d’entendre sa majesté, et m’ôtait l’embarras de lui répondre. Ce qui surprenait le plus le roi sauvage, ce n’était ni mes bas déchirés, ni mes habits en lambeaux, ni mon corps tout en sang, mais de me voir lui lâcher respectueusement la main de temps en temps, pour ramasser des colimaçons que je glissais dans ma poche ; et j’ai lieu de croire que toute sa cour n’était pas moins surprise, puisqu’à chaque fois que je me baissais, c’étaient des éclats de rire à couvrir la musique.

Enfin nous arrivâmes à la caverne dont l’entrée est un trou étroit, bordé de rochers énormes. La suite du roi grossissait sensiblement, et, comme mes instructions me recommandaient une extrême défiance, j’imaginai de saluer sa majesté avec une décharge de soixante coups de fusil au travers d’un bois serré, pour lui bien faire concevoir l’effet de la poudre. Ce petit apologue réussit à merveille. Mes hôtes parurent effrayés, et se montraient avec crainte les traces de ma fusillade. On me rendit mon salut par un roulement redoublé de tambours, et, après une invocation à Satan, nous descendîmes dans le trou, précédés d’une douzaine de torches, et du gros de la musique pour effrayer les esprits. La caverne de Boubonne n’est pas à beaucoup près aussi affreuse que celle d’Antiparos à laquelle on donne, je crois, quinze cents à deux mille pieds de profondeur. Elle n’en a guère que quinze ou vingt, et l’on y descend sans échelle