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tint une petite place dans le clergé, et comprima pendant vingt-sept ans le triste langage de sa muse.

Les critiques et les poètes l’avaient déjà oublié, lorsqu’il publia le Registre de Paroisse (The parish register) ; en 1810, il fit paraître un poème intitulé le Bourg (the Borough) : le temps avait augmenté sa finesse d’observation ; il sembla avoir acquis un tact plus sûr et plus de talent pour rendre ses idées, mais il avait gardé les couleurs sombres de ses premiers tableaux, et ne voyait pas encore avec Burns combien de vertu et de bonheur peut se trouver dans une humble cabane. Les maisons de mendicité, les hôpitaux, les prisons, et les malheureux que ces établissemens renferment, sont sans doute des sujets de poésie assez ingrats, et Crabbe méconnut ou rejeta l’idéal poétique, et fit de son ouvrage un Calendrier de Newgate[1] en vers. Si, fatigués de travail et ennuyés du monde, nous voulons chercher dans Crabbe la consolation que nous offrent presque tous les poètes, alors, au lieu de nous sentir emportés au-dessus de notre nature par la magie du chant, nous ne sentons que dégoût et marasme. Non, que Dieu nous garde de Crabbe à l’heure de la souffrance ! Les tableaux de dégradation morale, intellectuelle et physique, se retrouvent dans tous ses ouvrages ; il veut être, à la façon de Job, le consolateur du peuple ; il lui montre ses misères dans ce monde, puis le rassure avec cette doctrine édifiante, que l’enfer n’est point fait pour des chiens. Il ne convient pas au poète de fermer les yeux sur toutes les vertus, et de les ouvrir sur tous les vices et les misères de l’homme, pour prendre ensuite le ton satirique ou plaintif, et ne parler que des crimes les plus révoltans et des plaies saignantes de la nature humaine. Et pense-t-on qu’il y ait une grande droiture d’esprit chez cet écrivain qui regarde tous les hommes en haillons comme autant d’êtres perdus et réprouvés, et qui, s’entourant à plaisir d’images sinistres, nous représente la bonne vieille Angleterre comme une mendiante et une prostituée ?

Après cela, on aime à sortir de ces sombres et terribles peintures

    même de larmes pour le malheur, ou de colère contre le crime ; il n’a qu’un sourire de mépris pour l’humanité. On a dit de lui récemment (Caractères et Paysages, par M. Ph. Chasles), qu’il a pris la poésie à rebours. En effet, son inspiration sans éclat, sans tendresse, sans grandeur, sans harmonie, et cependant puissante, se compose de tout ce que les autres poètes ont dédaigné.

  1. Histoire complète des crimes, des exécutions et des derniers momens des malheureux enfermés à Newgate. La collection du Newgate-Calendar est aujourd’hui précieuse et rare.