Depuis ce temps, Maria est restée l’héroïne de Chamouny, comme Jacques en est le héros, et elle partage avec lui la curiosité des étrangers et le sobriquet de Mont-Blanc. À chaque nouvelle ascension, elle va s’établir un peu au-dessus du village de la Côte : là elle dresse un dîner que les voyageurs ne manquent jamais d’accepter en revenant, et le verre à la main, hôtesse et convives boivent aux dangers du voyage et à l’heureuse réussite des ascensions nouvelles.
— Est-ce que quelques-unes ont amené des accidens graves ? Repris-je.
— Dieu merci, me répondit Payot, il n’y a jamais eu que des guides de tués ; Dieu a toujours préservé les voyageurs.
— Effectivement, Balmat parlait hier d’une crevasse dans laquelle était tombé Coutet ; mais j’ai cru comprendre qu’on l’en avait retiré.
— Oui, lui ; car, quoiqu’il ait vu la mort de bien près, il est aujourd’hui sain et sauf comme vous et moi ; mais trois autres y sont restés ensevelis avec 200 pieds de neige sur le corps. Aussi, dans les belles nuits, vous voyez voltiger trois flammes au-dessus de la crevasse où ils sont enterrés : ce sont leurs ames qui reviennent, car ce n’est pas une sépulture chrétienne qu’un cercueil de glace et un linceul de neige.
— Et quels sont les détails de cet évènement.
— Tenez, monsieur, me dit Payot avec une répugnance marquée, vous rencontrerez probablement Coutet avant de quitter Chamouny, et il vous les racontera lui-même, quant à moi, je n’étais pas du voyage.
Je vis que l’impression laissée par le souvenir de cet accident était si profonde et si triste, que je n’eus pas le courage d’insister ; d’ailleurs, il s’empressa de distraire mon attention de ce sujet en me faisant remarquer une petite fontaine qui coule à droite du chemin.
— C’est la fontaine de Caillet, me dit-il.
Je la regardai avec attention, et comme je n’y trouvais rien d’extraordinaire, j’y trempai la main, pensant que c’était une source thermale ; elle était froide. Je la goûtai alors, la croyant ferrugineuse : elle avait le goût de l’eau ordinaire.
— Eh bien ! dis-je en me relevant, qu’est-ce que la fontaine de Caillet ?