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mais passagère. En effet, l’auteur qui avait évoqué tous ces spectres, qui avait construit à grands frais tout cet édifice de terreur, vécut assez pour le voir se dissoudre, tomber, disparaître, et la nature reprendre sa place, reconquérir son sceptre, comme on voit dans le ciel la lune, que les nuages de la tempête ont obscurcie et ensanglantée, reparaître paisible, dominatrice et brillante.

Comme les terreurs de mistriss Radcliffe sont mécaniques, et qu’elle nous laisse voir de quoi ces terreurs se composent, comment sa lanterne magique est fabriquée, il nous est impossible d’avoir peur deux fois. Quelle frayeur nous inspirerait-elle, lorsque nous savons qu’en traversant les domaines de la superstition, nous avons voyagé, comme Sancho Pança dans les régions du feu, à travers les espaces imaginaires ; que nous avons pris les cornes d’une vache pour celles du diable, le cri du hibou pour le râle de la mort, et les restes de la cuisine pour des débris de vieux squelettes sur lesquels nos pieds chancelaient ? Nous restons humiliés de notre propre terreur ; nous avons du mépris pour elle et pour nous-mêmes, et notre mauvaise humeur s’étend jusque sur l’écrivain qui s’est donné tant de mal pour nous prouver que nous sommes des sots et des enfans[1].


Lewis a écrit le Moine, roman de la même famille. Tout dans ce livre est exagéré et forcé : hommes et femmes nous apparaissent sous des couleurs fausses qui changent leurs proportions et leur aspect. Cependant il y a de la vigueur de coloris dans cette œuvre ; les attitudes sont vigoureuses et expressives. Cette représentation mélodramatique de la vie humaine ne pouvait être long-temps à la mode : elle frappa d’abord le public ; mais aussitôt que la nature et la simplicité entrèrent en scène, tout ce qu’il y avait là de factice et d’exagéré s’évanouit, comme les baguettes des faux prophètes disparurent devant la baguette magique de Moïse[2].


William Godwin est l’Anne Radcliffe de la sphère morale et de la société vivante ; il est pittoresque et terrible comme elle. Dans ses dissec-

  1. Mistriss Radcliffe était une femme vertueuse, douce et humble. Elle est morte dans un âge avancé, long-temps après avoir renoncé à toute prétention littéraire. Son style, dont on a peu parlé, est remarquable par l’abondance, la pureté et l’éclat.
  2. Lewis nous semble bien supérieur à mistriss Radcliffe. Ses peintures sombres, mêlées de touches voluptueuses et ardentes, ont de la grandeur et de la force. Il a publié plusieurs romans inférieurs au Moine, une ou deux tragédies mélodramatiques, et des Ballades fort belles, qui n’ont pas été sans influence littéraire sur Walter Scott et Southey.