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qu’au portrait. Sa palette est toujours prête, sa main toujours hardie et rapide, son coloris toujours chaud et naturel. Dès que le cœur est frappé de ses simples paroles qui reproduisent si bien les tristes faits de la vie réelle, cette intrépide fidélité de ressemblance le fait vibrer malgré lui et lui arrache un éclair de douleur.

Le but de miss Edgeworth n’est pas seulement d’étonner et de désorienter le lecteur : elle a un plus noble objet en vue. Elle apporte des palliatifs et des remèdes à sa patrie saignante, à l’Irlande ; elle essaie de régulariser ses caprices, d’affermir sa démarche, que l’ivresse morale et intellectuelle fait chanceler. Habile chirurgienne, ce n’est pas le scalpel qu’elle emploie ; elle ne plonge pas dans les chairs palpitantes une lame étourdie. Elle a de douces paroles, des soins maternels, une main prudente pour guider le faible, le pauvre et le malheureux ; elle prend part à la joie, aux fantaisies, aux mille originalités des habitans de l’île verte[1]. Comme eux, elle est spirituelle ; comme eux, elle semble étourdie, folâtre, ardente, incapable de prudence et de raison.

Je ne sais quel critique lui a reproché de manquer de moralité. Qu’entend-il par-là ? Veut-il dire que l’affabulation de ses contes ne se trouve pas placée à la fin de chaque ouvrage, comme au bout des fables de Phèdre ? La moralité de miss Edgeworth est plus vaste et plus utile ; elle forme le principe et la vie de chacun de ses romans ; c’est la sève vitale qui parcourt toutes les branches de l’arbre, se développe en boutons, et mûrit avec les fruits. Elle s’empare du lecteur et le domine à son insu ; il ne peut s’empêcher de faire lui-même toutes les applications, que l’auteur se garde bien de suggérer elle-même.

Esprit ferme, vigoureux, original, elle a dédaigné le matériel du vieux roman, les machines à la Radcliffe : châteaux ruineux, grottes humides, tapisseries agitées, fantômes automates. Cependant le grand magasin d’Anne Radcliffe était ouvert, et chacun venait y puiser. Elle renonça encore à d’autres ressorts puissans : douces faiblesses, convulsions de l’ame, élans involontaires, irrésistibles sympathies, fièvre du cœur et de l’esprit, ressources employées par la plupart des auteurs contemporains, furent rejetées par miss Edgeworth. Elle dédaigna tout charlatanisme, et

    finesse, sa sagacité plus pénétrante que vigoureuse et son coloris un peu faible, ne peut être comparé à l’étendue, à la puissance intellectuelle de Scott. Le peintre de l’Écosse rustique, guerrière, sauvage et bourgeoise, quand même l’exemple de miss Edgeworth sa devancière ne lui aurait pas été inutile, conservera la place que son vaste et magnifique talent lui assigne.

  1. Erin, l’Irlande.