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DE LA NATURE DU GÉNIE POÉTIQUE.

rons absolument quelle part de la faveur publique Ahasvérus doit obtenir. Un mouvement du télégraphe, un franc de hausse ou de baisse, le succès d’un vaudeville, peuvent absorber, pour le moment, tout ce qu’il y a chez nous d’attention disponible ; mais, à en juger d’après l’impression produite par les fragmens que la Revue des deux mondes a publiés[1], nous sommes persuadés qu’Ahasvérus ne peut manquer de faire, un peu plus tôt ou un peu plus tard, une sensation profonde, et de rouvrir, au moins pour quelque temps et pour quelques-uns, le champ fermé, depuis trois ans, des discussions théoriques.

Il y a, en effet, dans cette œuvre si inattendue, si poétique, et, par cela même, si propre à désorienter la routine, tout ce qui peut exciter l’admiration et aiguiser le sarcasme. Le fond et la forme, la pensée et la langue, le corps et le vêtement, tout, dans cet ouvrage, est empreint de force et éblouissant de nouveauté. Mais, il faut le dire, il y a excès de couleurs, abus de l’effet, dédain trop prononcé des demi-teintes et des ombres. Ici, tout se presse, tout scintille et bouillonne. Au bruit de ce torrent lyrique, au fracas de cette cataracte d’écumante poésie, la pensée même accoutumée aux jets les plus hardis de l’imagination, hésite à traverser ce tourbillon, et se cabre devant ces vagues. Ce n’est point ici de la poésie contenue, reposée, qui coule majestueusement entre ses rives ; c’est de la poésie enivrée, échevelée, ruisselante, qui dévore son lit, et nous porte, avec la rapidité de l’éclair, aux dernières limites du connu. Dans ce voyage, par-delà les temps et les mondes, bien peu d’entre nous ont la vue assez ferme pour ne pas se troubler, ou pour jouir, dans cette course, de leur propre vertige. Et ne cherchez dans l’art contemporain rien qui nous prépare à ces impressions. Byron, Goethe, Victor Hugo, qui ont creusé si profondément dans l’ame humaine, n’ont guère atteint l’infini au-delà du cœur et du cerveau de l’homme. M. Edgar Quinet cherche surtout l’infini dans la nature ; c’est le secret de la création qu’il poursuit. Sans doute Goethe, Byron, MM. de Châteaubriand et de Lamartine, sont habiles à saisir les reflets de l’ame humaine dans les grands phénomènes naturels et à retrouver dans

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