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et les soins qu’il avait reçus de ma mère et de ma sœur étaient restés dans sa mémoire.

C’était un homme fort influent dans le pays par sa fortune et sa réputation de probité. Quelques années auparavant, il avait enlevé d’assaut l’élection du général Foy, son camarade de collége. Il m’offrit une lettre pour l’honorable député ; je l’acceptai, l’embrassai, et me remis en course.

J’allai dire adieu à mon digne abbé. Je m’attendais à un long discours moral sur les dangers de Paris, sur les séductions du monde, etc., etc.… Le brave homme approuva ma résolution, m’embrassa les larmes aux yeux, car j’étais son élève chéri, et, lorsque je lui demandai quelques conseils qu’il ne me donnait pas, il ouvrit l’Évangile, et me montra du doigt ces seules paroles : Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît.

Le soir même je partis, au grand désespoir de ma mère, qui ne m’avait jamais perdu de vue, mais qui se consola en pensant que mes cinquante-trois francs ne me mèneraient pas loin, et que par conséquent elle ne tarderait pas à me revoir.

Du reste, j’entrais dans le monde avec des idées de morale et de religion complètement faussées ; j’étais matérialiste et voltairien jusque dans le bout des ongles ; je mettais le Compère Mathieu et Faublas au rang des livres élémentaires ; je préférais Pigault-Lebrun à Walter Scott ; enfin je faisais de petits vers dans le style de ceux du cardinal de Bernis et d’Évariste Parny. Mes opinions politiques seules étaient arrêtées dès cette époque : elles étaient en quelque sorte instinctives, mon père me les avait léguées en mourant ; depuis lors elles se sont rationalisées, mais n’ont subi aucun changement. Quant à mon goût pour la poésie légère, il venait peut-être de ce que j’étais né dans la chambre où mourut Desmoutiers.

C’est pourtant avec cette somme intrinsèque de qualités physiques et de connaissances morales que je descendis dans un modeste hôtel de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, convaincu que l’on calomniait la société, que le monde était un jardin à fleurs d’or, dont toutes les portes allaient s’ouvrir devant moi, et que je n’avais, comme Ali-Baba, qu’à prononcer le mot Sesame, pour fendre les rochers.