Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/180

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
176
REVUE DES DEUX MONDES.

que Wordsworth, Southey et Coleridge se virent traités avec dédain, comme gens dont le génie était faux et dehors nature.

Comme antidote contre le poison distillé par les whigs, les tories se présentèrent, mais presque trop tard, avec des ordonnances qui devaient, pensaient-ils, rendre aux corps politique et littéraire la force et la santé. Pour combattre l’Edinburgh Review, le Quarterly Review fut fondé. La lutte qui s’engagea devint amusante pour tous ceux qui n’avaient pas publié d’ouvrages qu’ils craignissent de voir critiquer, ou dont les opinions n’étaient pas assez enracinées pour regarder comme sacriléges les attaques dont elles pouvaient être l’objet. Ces deux puissans leviers périodiques jouaient en littérature le même rôle que les whigs et les tories jouaient au parlement. Aucun rapport, aucune sympathie entre eux ; les dieux du Quarterly étaient anathème pour l’Edinburgh. Mais dans cette lutte, le génie payait les frais de la guerre.

On ne combattait point à visière levée ; on s’attaquait mutuellement par des politesses railleuses, des sarcasmes amers et des allusions offensantes. Le savoir et l’ironie que déployait le Quarterly offraient un contraste parfait avec l’esprit et l’éloquence de l’Edinburgh. Le premier, il est vrai, n’essaya pas de renverser le trône des princes de la poésie ; il s’attaqua à de jeunes auteurs qui cherchaient à gravir le côté whig du parnasse. Keats et Shelley furent arrêtés dans leur essor, et l’on fut long-temps avant de rendre justice au mérite d’Hazlitt. Mais généralement parlant, les méfaits de l’Edinburgh furent plus pénibles que ceux du Quarterly, et l’on se rendra compte de cette différence, si l’on réfléchit que le directeur de cette dernière publication, sans être un whig, avait beaucoup des goûts de ce parti, et se montrait assez bizarre dans le choix qu’il faisait de ses victimes, au grand étonnement du parti dont il suivait le drapeau. Du reste, l’un et l’autre avaient leurs préjugés de coterie : le Quarterly prônant les lords et les ladies ; l’Edinburgh, les économistes politiques et les spéculateurs ; soutenant tous deux l’éclat du savoir contre le feu de la nature, et l’influence de l’esprit de parti contre celle du génie. Les principaux apôtres de cette nouvelle religion littéraire furent Jeffrey et Gifford, hommes d’humble extraction, qui joignaient à une bonne éducation et à beaucoup d’esprit une profonde confiance en leur mérite.


François Jeffrey dirigea l’Edinburgh Review pendant la plus belle période de son existence. Il a une grande promptitude de conception, un esprit profond et enjoué tout à la fois ; ses connaissances sont étendues et variées, son style animé ; il sait orner le sujet le plus aride ou le plus ennuyeux par le sel de ses plaisanteries et son éloquence brillante. Que lui manque-t-il donc pour tenir dignement le sceptre de la critique ?