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LITTÉRATURE ANGLAISE.

L’imagination. Non seulement il en possède peu lui-même, mais il ne s’aperçoit pas que les ouvrages de génie ne peuvent exister sans elle, qu’elle est la flamme céleste qui les rend immortels. Partout où il la rencontre, il la repousse avec mépris loin de lui, comme les Arabes dans le désert repoussent loin d’eux les perles de l’Orient. Voilà le véritable secret du dédain avec lequel il a traité les premiers poètes de nos jours ; ses critiques de Scott, Wordsworth, Southey, Coleridge et Montgomery sont une preuve de ce défaut ; ils ne sont point jugés par leurs pairs. Jeffrey n’est pas en état de prononcer sur eux : ils se sont élevés hors de sa portée dans des régions qui lui sont fermées, celles de l’imagination ; à ses yeux éblouis, un essor aussi prodigieux est folie, il croit que le génie, comme Antée, perd ses forces en quittant la terre. Les critiques de Jeffrey ont nui à la cause de la littérature ; ses sarcasmes ont comprimé les élans de plus d’un homme de génie ; les poètes n’écrivaient plus sans trembler devant sa critique, sans craindre de faire rire à leurs dépens. Les oiseaux chantent rarement bien quand le faucon plane dans l’air, et nos bardes redoutaient le juge Jeffrey de notre temps, autant que les accusés politiques redoutaient le juge Jeffries sous le règne de Jacques ii. De tels critiques peuvent bien, pour un moment, obscurcir le génie et jeter de l’éclat sur un talent médiocre ; mais où sont la plupart des écrivains que Jeffrey a loués ? Tombés dans l’oubli, malgré tous ses efforts. Où sont les écrivains qu’il a attaqués et calomniés ? ils ont atteint le sommet du temple de la gloire.


Dans tout le mal et dans le peu de bien que Jeffrey fit à la littérature, il fut contrarié et encouragé par William Gifford, qui, s’il ne le commença pas, dirigea du moins pendant longues années le Quarterly Review. C’était un homme d’un grand savoir, et très familier avec les classiques et les vieux auteurs anglais. Il était tellement savant, qu’il ne voyait dans les autres que des ignorans ; tellement sage, qu’il trouvait rarement quelque chose digne de lui plaire ; et, n’ayant jamais pu atteindre une grande hauteur, il s’imaginait que personne ne monterait plus haut que lui. Il égala presque Jeffrey en esprit, et le surpassa en sarcasmes mordans et en poignante ironie. Jeffrey écrivait avec une sorte de légèreté qui faisait souvent douter qu’il fût sincère ; Gifford, au contraire, écrivait avec une fierté et un sérieux qui attestaient les délices qu’il trouvait dans l’exercice de ses fonctions. Il n’y avait point de mauvais vouloir dans Jeffrey ; il désirait seulement faire rire aux dépens d’un auteur ; pourvu qu’il y réussît, son ambition était satisfaite. Il en était autrement de Gifford ; il écrivait comme en mépris des hommes, comme s’il avait eu des motifs de haine contre le genre humain. Il ne se