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HISTOIRE MODERNE.

Je voudrais, messieurs, analyser avec vous ces élémens complexes qui nous gênent d’autant plus que nous les démêlons à peine, saisir tout ce qu’il y a d’antique dans celui qui est né d’hier ; m’expliquer à moi, homme moderne, ma propre naissance, me raconter mes longues épreuves pendant les cinq derniers siècles, reconnaître ce pénible et ténébreux passage par où, après tant de fatigues, je suis parvenu au jour de la civilisation, de la liberté.

Grave, solennel, laborieux sujet ! Il s’agit de dire comment l’homme perdu dans l’obscure impersonnalité du moyen-âge s’est révélé à soi-même, comment l’individu a commencé de compter pour quelque chose et d’exister en son propre nom. Plus d’esclave, plus de serf ! L’esclave, c’est désormais la matière, domptée, asservie par l’industrie humaine. L’antiquité rabaissa l’homme au rang de chose ; l’âge moderne élève la nature, elle l’ennoblit par l’art, elle l’humanise. Une société plus juste s’appuie sur la base de l’égalité. L’ordre civil est fondé, la liberté conquise… et qu’on vienne nous l’arracher !…

Ce qu’il en a coûté à nos pères, pour nous amener là, l’histoire aura beau faire, nous ne le saurons jamais. Tant d’efforts, de sang, de ruines !… On a bien tenu compte des momens dramatiques, des combats, des révolutions ; mais les longs siècles de souffrance, les misères extrêmes du peuple, ses jeûnes sans fin, ses effroyables douleurs pendant les guerres des Anglais, pendant les guerres de religion, dans la guerre de trente ans, dans celles de Louis xiv, ce qu’on en a dit est bien peu de chose. Nous jouissons de tout, nous les derniers venus. Tous les siècles ont travaillé pour nous. Le xive, le xve nous ont assuré une patrie ; ils ont sué la sueur et le sang ; ils ont chassé l’Anglais ; ils nous ont fait la France. Le xvie, pour nous donner la liberté religieuse, a subi cinquante ans d’horribles petites guerres, d’escarmouches, d’embûches, d’assassinats, la guerre à coups de poignard, à coups de pistolet. Le xviiie la fit à coups de foudre, et cependant il créait la société où nous vivons encore ; création soudaine ; le père n’y plaignit rien ; où quelque chose manquait, il s’ouvrait la veine, et donnait à flots de son sang… Ainsi chaque âge contribua ; tous souffrirent, combattirent, sans s’inquiéter si cela leur profiterait à eux-mêmes ; ils moururent sans prévoir… Nous qui savons,