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REVUE DES DEUX MONDES.

messieurs, nous qui cueillons les fruits de leur labeur, bénissons-les, et travaillons de telle sorte que nous soyons bénis à notre tour « de ceux qui appelleront ce temps le temps antique. »

Ce fut une solennelle époque dans l’histoire que l’an 1300, ce moment où Boniface viii proclama son jubilé, comme pour signaler par cette pompeuse solennité la fin de la domination pontificale sur l’Europe. Il y eut grande foule à Rome ; on compta les pélerins par cent mille, et bientôt il n’y eut plus moyen de compter ; ni les maisons, ni les églises ne suffirent à les recevoir, ils campèrent par les rues et les places sous des abris construits à la hâte, sous des toiles, sous des tentes, et sous la voûte du ciel. On eût dit que, les temps étant accomplis, le genre humain venait par-devant son juge dans la vallée de Josaphat. Le grand poète du moyen âge, Dante, était alors à Rome ; ce spectacle ne fut pas perdu pour lui. Le pape avait appelé à Rome tous les vivans ; le poète convoqua dans son poème tous les morts ; il fit la revue du monde fini, le classa, le jugea. Le moyen-âge, comme l’antiquité, comparut devant lui. Rien ne lui fut caché. Le mot du sanctuaire fut dit et profané. Le sceau fut enlevé, brisé ; on ne l’a pas retrouvé depuis. Le moyen-âge avait vécu ; la vie est un mystère, qui périt lorsqu’il achève de se révéler. La révélation, ce fut la Divina Commedia, la cathédrale de Cologne, les peintures de Campo Santo de Pise. L’art vient ainsi terminer, fermer une civilisation, la couronner, la mettre glorieusement au tombeau.

Ce vieux monde, qui s’éteignait alors, avait vécu sur deux idées d’ordre, le saint pontificat romain, le saint empire romain, deux hiérarchies universelles, deux ordres, deux absolus, deux infinis. Deux infinis ensemble, c’est chose absurde. Un ordre double, c’est désordre. Combien en fait les deux hiérarchies étaient-elles troublées, c’est ce que personne n’ignore ; mais enfin cette fiction légale avait mis quelque simplicité dans la vie. Le baron relevait sans difficulté du comte, le comte du roi ; le roi lui-même ne méconnaissait pas dans l’empereur la tête du monde féodal. Chacun savait sa place, la route était prévue, tracée d’avance, On naissait, on mourait dans un ordre prescrit. Si la vie était triste et dure, il y avait du moins pour la mort un bon oreiller.