Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/199

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
195
HISTOIRE MODERNE.

s’en prend à l’homme du peuple, au paysan ; il lui coupe arbres, vignes, l’affame, le bat, lui brûle sa maison, lui tue son porc, lui prend sa femme, donne aux chevaux la moisson en herbe… Il en fait tant que le bonhomme Jacques se réveille, ouvre les yeux, se tâte, et remue les bras. Furieux de misère et n’ayant rien à perdre, il se rue contre son seigneur, qui l’a si mal défendu, il lui casse ses sabots sur la tête ; cela s’appelle la Jacquerie. Jacques a senti sa force. Les étrangers revenant, il sent de plus son droit, il s’avise que le bon Dieu est du parti français. Alors les femmes même s’en mêlent, elles jettent leur quenouille, et mènent les hommes à l’ennemi. Cette fois Jacques s’appelle Jeanne ; c’est Jeanne la Pucelle.

La France a aux Anglais une grande obligation. C’est l’Angleterre qui lui apprend à se connaître elle-même. Elle est son guide impitoyable dans cette douloureuse initiation. C’est le démon qui la tente et l’éprouve, qui la pousse l’aiguillon dans les reins par les cercles de cet enfer de Dante qu’on appelle l’histoire du xive siècle. Il y eut là, messieurs, un temps bien dur. D’abord une guerre atroce entre les peuples, et, en même temps, une autre guerre, celle de la fiscalité entre le gouvernement et le peuple ; l’administration naissante vivant au jour le jour de confiscations, de fausse monnaie, de banqueroute ; le fisc arrachant au peuple affamé de quoi payer les soldats qui le pillent. L’or, redevenu le dieu du monde, comme au temps de Carthage, et l’exécrable impiété des mercenaires antiques renouvelée dans les condottieri de toutes nations.

De temps à autre, quelques mots jetés par les historiens nous font entrevoir tout un monde de douleur. « À cette époque, dit l’un d’eux, il ne restait pas hors des lieux fortifiés une maison debout, de Laon jusqu’en Allemagne. » « En l’année 1348, dit négligemment Froissard, il y eut une maladie, nommée épidémie, dont bien la tierce partie du monde mourut. »

Et tout en effet semblait se mourir. À la sérieuse inspiration des grands poèmes chevaleresques succédait la dérision obscène des fabliaux. Le monde n’avait plus de goût qu’aux licencieux écrits de Boccace. La poésie semblait laisser la place au conte, à l’histoire, l’idéal à la réalité. Entre Joinville et Froissard apparaît le froid et judicieux Villani.