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touchantes paroles ! dit l’historien, il est difficile de les lire sans être ému. Mais en même temps l’émotion est mêlée de retour sur soi-même et de tristesse. Cette pureté, cette douceur d’ame, cette élévation merveilleuse, où le christianisme porta son héros, qui nous la rendra ?… Certainement la moralité est plus éclairée aujourd’hui ; est-elle plus forte ? Voilà une question bien propre à troubler tout sincère ami du progrès… Le cœur se serre quand on voit que dans ce progrès de toute chose la force morale n’a pas augmenté. La notion du libre arbitre et de la responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour. Chose bizarre ! À mesure que diminue et s’efface le vieux fatalisme de climats et de races qui pesait sur l’homme antique, succède et grandit comme un fatalisme d’idées. Que la passion soit fataliste, qu’elle veuille tuer la liberté, à la bonne heure ! c’est son rôle, à elle. Mais la science elle-même, mais l’art… Et toi aussi, mon fils !… Cette larve du fatalisme, par où que vous mettiez la tête à la fenêtre, vous la rencontrez. Le symbolisme de Vico et d’Herder, le panthéisme naturel de Schelling, le panthéisme historique d’Hegel, l’histoire de races et l’histoire d’idées qui ont tant honoré la France, ils ont beau différer en tout ; contre la liberté ils sont d’accord. L’artiste même, le poète qui n’est tenu à nul système, mais qui réfléchit l’idée de son siècle, il a de sa plume de bronze inscrit la vieille cathédrale de ce mot sinistre : Anankê. »

M. Michelet espère pourtant que cette lumière de liberté morale, toute vacillante qu’elle semble, n’est pas destinée à périr, et nous l’espérons comme lui. C’est d’ailleurs le propre de la liberté morale de ne pas céder à la vogue, à l’entraînement, à l’opinion ; et de vivre en protestant contre ce qui voudrait l’accabler. Je ne saurais dire pour mon compte à quel point je me suis senti souvent rebuté, choqué, jusque dans les plus belles pages d’amis bien éloquens, en voyant cet abus extrême qu’on fait aujourd’hui des grands hommes et tous ces demi-dieux despotiques qu’on inaugure en marbre ou en bronze sur le corps saignant de l’humanité qu’ils ont foulée. Au nom de cette classe intermédiaire, de plus en plus nombreuse, qui flotte entre les admirateurs aveugles et les admirés déifiés, qui n’est plus le vulgaire idolâtre et qui ne prétendra jamais au rang des demi-dieux, qui devra pourtant accorder sa juste es-