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cette exclamation ! C’était notre sentence que nous venions d’entendre. Le navire se balança encore quelques secondes, puis tout disparut sous les flots.

Je m’étais jeté à la nage, étouffant, presque submergé par la houle, heurté par des débris de notre malheureux bâtiment. Autour de moi j’apercevais des cadavres, des mourans, des visages dont les traits contractés exprimaient l’agonie la plus violente ; des matelots, comme moi luttant contre la mort, s’accrochant aux planches, aux pièces de bois détachées du corps du navire. Des cris de désespoir, des imprécations ou des clameurs, arrivaient confusément à mon oreille. Deux fois, dans ma douleur insensée, j’appelai au secours, comme si quelqu’un eût pu m’en donner, comme si je n’eusse pas été au milieu de l’Océan désert. Mes forces m’abandonnaient peu à peu. Je nageais toujours cependant ; mais ma raison, mon jugement, m’avaient quitté ; je ne voyais plus rien, je ne comprenais plus rien à tout ce qui m’entourait ; l’instinct de la vie conduisait seul encore mes mouvemens ; je mourais enfin, quand la morsure d’une dent vigoureuse vint déchirer mon cou. Je revins à moi, et je reconnus Sneezer, mon chien de Terre-Neuve, qui, accouru à mes cris, m’avait saisi par la nuque, et m’arrachait aux débris du vaisseau naufragé. Après d’incroyables efforts, le fidèle animal réussit à gagner une des chaloupes détachées de notre navire et ballotées par la tempête. Je demeurai trois jours couché presque sans mouvement au fond de cette chaloupe. Le temps était devenu beau ; le soleil brûlant vint darder sur mon cerveau fiévreux. Sans vivres, sans eau, presque sans vêtemens, ma raison s’était aliénée ; je maudissais la nature, la clarté du jour ; je laissais échapper d’affreux blasphèmes.

— Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je, fais que je ne voie plus jamais ce soleil qui me dévore.

Le noble animal qui m’avait sauvé était étendu mourant dans le fond de la barque. À cette vue, mon sang s’allume, ma tête s’égare ; en proie au plus affreux délire, et pour étancher cette soif ardente, insupportable, qui me consumait, je me traîne près de lui ; dans l’accès de ma fureur, mes dents s’enfoncèrent dans sa gorge, et je savourai ce breuvage horrible. Cependant, à la vue du sang, en apercevant ce regard terne, triste, mourant, d’un animal qui m’é-