nations, comme les époques et les nations font les livres. Un poème fait un peuple. C’est la Grèce héroïque qui a produit Homère ; c’est d’Homère qu’est sortie la Grèce civilisée. Les livres créent les religions, les royaumes, les révolutions. C’est un livre qui a donné le genre humain au christianisme, c’est un livre qui a fondé l’empire des califes ; des livres ont enfanté la révolution française, qui changera le monde.
Il est un moyen toutefois de simplifier beaucoup l’histoire littéraire et d’en rendre l’étude singulièrement facile et expéditive, c’est de la restreindre à quelque époque privilégiée hors de laquelle on se fait une loi, flatteuse pour l’amour-propre et commode à la paresse, de tout méconnaître, ou, ce qui est plus sûr encore, de tout ignorer. Dans ce point de vue on compte quatre époques, cinq par grâce, qu’on appelle des siècles, bien que plusieurs soient loin d’avoir duré cent ans, pendant lesquelles l’esprit humain qui, hors de là ne fait que des sottises, n’a fait que des merveilles. Il semblerait que la pensée humaine dût attendre qu’un despote empereur, roi, ministre ou marchand, voulût bien lui permettre d’être sublime, n’osant s’y risquer avant, n’osant plus y revenir après. À ce compte, la poésie serait née en France vers le temps des pensions de Louis xiv, et serait morte sans rémission un peu après Voltaire, avec l’ancien régime. Dans les siècles qui ont précédé le nôtre, on traitait ainsi l’histoire ; on ne daignait pas s’enquérir de ce que faisaient nos grossiers aïeux, au milieu des ténèbres du moyen-âge, au sein des grandes luttes religieuses du xvie siècle. Maintenant on a senti que la nationalité d’un peuple se compose de son histoire, et que pour connaître les racines de la nôtre il fallait plonger avec elles dans cette terre vigoureuse et tant labourée du moyen-âge. On a compris qu’il fallait jeter pêle-mêle dans la fournaise tous les débris du passé, misère et gloire, deuil et grandeur, armure de chevalier, chaîne de serf, crosse d’évêque, sceptre de roi, et les larmes, et la sueur, et le sang, pour en retirer rayonnante la statue de la patrie. Il en est de même de notre littérature ; le grand siècle, et qui pourrait nier ses droits immortels à ce nom ? le grand siècle n’est pas né de lui-même, d’autres siècles l’ont devancé, l’ont préparé. Ces siècles, moins favorisés, moins polis, ont eu aussi leur grandeur. Ils ont vécu, ils ont souffert, ils ont chanté, gémi, raillé ;