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prenable dont il a vu les murs blanchir à l’horizon, mais qui s’évanouit à mesure qu’il tente de l’escalader.

La débauche ainsi interprétée est une folie, mais une folie digne de compassion, une folie poétique. Le vice, et les flétrissures qu’il inflige à ses victimes, ne sont que les mouvemens tumultueux d’une ame ambitieuse qui s’est trompée de route. Elvire, Anna, Zerline ne sont plus sacrifiées seulement aux désirs d’un libertin ; leurs bras qui s’ouvrent pour l’embrasser et qui essaient vainement de le retenir, n’ont pas à regretter leurs caresses, car il était sincère dans son amour comme il est sincère dans son abandon ; il croyait pouvoir demeurer, et il ne le peut ; il espérait étancher ses lèvres ardentes dans leurs baisers, mais sa lèvre s’est desséchée, et il a cherché des amours nouvelles. Son mépris n’est pas une injure, c’est une colère qui fait pitié, mais qui n’avilit pas.

Le don Juan d’Hoffman est très grand, c’est un type hardi, plein de douleur et de vérité, une élégie poignante et qui fait saigner le cœur ; c’est une lamentation désolée sur la misère des affections humaines qui se prétendent divines, durables et heureuses ; c’est un poème magnifique, semé d’austères leçons et de lugubres avertissemens. Mais avec cette donnée le drame est-il possible, et le châtiment providentiel est-il intelligible ?

Il me semble qu’Hoffman, en faisant une large part à la douleur désespérée de don Juan, fait une part trop mesquine et trop pauvre à son orgueil obstiné. On ne comprend pas assez pourquoi don Juan insulte à Dieu dans chacune de ses débauches, pourquoi il accuse le ciel de son sang attiédi et de ses désirs renaissans. Sans l’orgueil, en effet, la débauche impie de don Juan n’a pas de caractère dramatique. La douleur, la satiété, l’espérance indomptable du libertin, sont un élément d’intérêt, mais d’intérêt purement personnel. L’intérêt dramatique doit naître de l’orgueil qui persévère dans le vice, parce que l’orgueil ainsi conçu est un élément d’action et appelle la vengeance.

Voici donc comme je conçois le drame de don Juan. Après avoir peuplé sa liste homicide de plusieurs milliers de noms oubliés du jour où ils sont inscrits, don Juan, pour la première fois, songe à se fixer ; l’œil fatigué de suivre incessamment le sillage du navire, il pense à jeter l’ancre ; il choisit la beauté d’Elvire comme un port