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exceptions, et la Russie en est une. Dans un pays où l’espèce humaine est systématiquement tenue au point où la trouve chaque gouvernement qui succède à celui qui vient de passer, sept années ne peuvent apporter de changemens appréciables dans l’aspect général du peuple, et nous sommes convaincu que le voyageur qui traverserait en ce moment la Podolie et l’Ukraine, y verrait identiquement les mêmes sales auberges, les mêmes chaumières, les mêmes figures de Juifs que celles auxquelles a eu à faire M. Moore. C’est dans cette partie de son voyage que sa relation offre une lecture attachante et un intérêt qui va toujours croissant à son arrivée à Odessa.

On sait les progrès merveilleux de cette ville dont l’emplacement était occupé par une demi-douzaine de misérables huttes et un fort de même apparence, lorsque le général Ribas sous les ordres de Potemkin s’en empara en 1789. On connaît également les motifs qui engagèrent Catherine ii à planter sur ce rivage à moitié désert ses avant-postes contre la Turquie. La corruption inhérente à l’administration russe arrêta long-temps l’essor de la nouvelle ville, et ce ne fut que lorsqu’elle fut confiée à un homme habile et intègre, le duc de Richelieu, qu’elle devint en peu d’années ce qu’elle est aujourd’hui. M. Moore a raconté en peu de mots l’histoire d’Odessa et celle des autres établissemens que la Russie possède sur la mer Noire, et qui lui ont été si utiles pendant la dernière guerre contre la Porte. Son récit contient en substance ce qu’on ne trouve que dans de volumineux ouvrages, rarement consultés surtout par les voyageurs.

En peignant l’état actuel d’Odessa et des provinces russes qu’il a traversées, M. Moore s’attache surtout à donner une idée de la corruption profonde qu’il a observée dans toutes les classes de la population, et qui arrive à son dernier période dans les plus élevées. Il voit dans cette corruption une cause permanente et sourde de faiblesse pour l’empire russe, et par une conséquence naturelle, un motif de sécurité pour l’Europe. En cela, nous croyons qu’il pose la question d’une manière trop absolue, faute de distinguer entre les divers genres de corruptions. Celle dont il parle, et qui consiste à amasser de l’argent par des voies sordides et déshonnêtes, n’est pas la plus mortelle pour les états ; elle a été de tout temps de l’essence des gouvernemens despotiques, et comme elle s’allie fort bien avec l’obéissance passive, le respect absolu pour la personne du prince, et toute espèce de fanatisme, elle sert, au contraire, le chef qui lui montre du doigt des pays voisins à envahir et à piller. Les barbares du moyen âge en font foi. Un atome de pensées libérales porté par les vents d’ouest sur le sol de la Russie ferait certainement plus de mal à son gouvernement que la vénalité effrontée de ses tribunaux.

Comme nous désirons citer quelques passages du livre de M. Moore, nous choisirons ce qu’il dit de la corruption de l’armée et de la justice :

« La paie du soldat russe est d’environ dix roubles en papier, ou neuf shellings par an, neuf pence par mois, et ce que coûte sa nourriture au gouvernement est