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obéir à ma mère, et je ne l’aurais pas regardë une seconde fois, si elle ne m’y eût forcée par ses exclamations continuelles, et par la curiosité qu’elle témoigna de savoir son nom. Un jeune homme de notre connaissance, qu’elle appela pour le questionner, lui répondit que c’était un noble Vénitien, ami d’un des premiers négocians de la ville ; qu’il paraissait avoir une immense fortune, et qu’il s’appelait Leone Leoni.

Ma mère fut charmée de cette réponse. Le négociant, ami de Leoni, donnait précisément le lendemain une fête où nous étions invitées. Légère et crédule qu’elle était, il lui suffit d’avoir appris superficiellement que Leoni était riche et noble, pour jeter aussitôt les yeux sur lui. Elle m’en parla dès le soir même, et me recommanda d’être jolie le lendemain. Je souris et m’endormis exactement à la même heure que les autres soirs, sans que la pensée de Leoni accélérât d’une seconde les battemens de mon cœur. On m’avait habituée à entendre sans émotion former de semblables projets. Ma mère prétendait que j’étais si raisonnable, qu’on ne devait pas me traiter comme un enfant. Ma pauvre mère ne s’apercevait pas qu’elle était elle-même bien plus enfant que moi.

Elle m’habilla avec tant de soin et de recherche, que je fus proclamée la reine du bal. Mais d’abord ce fut en pure perte. Leoni ne paraissait pas, et ma mère crut qu’il était déjà parti de Bruxelles. Incapable de modérer son impatience, elle demanda au maître de la maison ce qu’était devenu son ami le Vénitien.

— Ah ! dit M. Delpech, vous avez déjà remarqué mon Vénitien ? Il jeta en souriant un coup-d’œil sur ma toilette, et comprit. — C’est un joli garçon, ajouta-t-il, de haute naissance et très à la mode à Paris et à Londres. Mais je dois vous confesser qu’il est horriblement joueur, et que si vous ne le voyez pas ici, c’est qu’il préfère les cartes aux femmes les plus belles.

— Joueur ! dit ma mère, cela est fort vilain.

— Oh ! reprit M. Delpech, c’est selon. Quand on en a le moyen !

— Au fait, dit ma mère ; — et cette observation lui suffit. Elle ne s’inquiéta plus jamais de la passion de Leoni pour le jeu…

Peu d’instans après ce court entretien, Leoni parut dans le salon où nous dansions. Je vis M. Delpech lui parler à l’oreille en me regardant, et les yeux de Leoni flotter incertains autour de moi,