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LEONE LEONI.

je ne me souviendrai plus de rien pendant plusieurs jours : je veux profiter de la force que j’ai aujourd’hui.

— Oui, Juliette, tu as raison, lui dis-je, arrache le fer de ton sein, et tu seras mieux après. Mais dis-moi, ma pauvre enfant, comment la singulière conduite d’Henryet au bal et la lâche soumission de Leoni à un regard de cet homme ne t’avaient-elles pas laissé dans l’esprit un doute, une crainte ?

— Quelle crainte pouvais-je conserver ? répondit Juliette, j’étais si peu instruite des choses de la vie et des turpitudes de la société, que je ne comprenais rien à ce mystère. Leoni m’avait dit qu’il avait un secret terrible, j’imaginai mille infortunes romanesques. C’était la mode alors en littérature de faire agir et parler des personnages frappés des malédictions les plus étranges et les plus invraisemblables. Les théâtres et les romans ne produisaient plus que des fils de bourreau, des espions héroïques, des assassins et des forçats vertueux. Je lus un jour Frédérick Styndall ; une autre fois l’Espion de Cooper me tomba sous la main. Songez que j’étais bien enfant, et que dans ma passion mon esprit était bien en arrière de mon cœur. Je m’imaginai que la société, injuste et stupide, avait frappé Leoni de réprobation pour quelque imprudence sublime, pour quelque faute involontaire ou par suite de quelque féroce préjugé. Je vous avouerai même que ma pauvre tête de jeune fille trouva un attrait de plus dans ce mystère impénétrable, et que mon ame de femme s’exalta devant l’occasion de risquer sa destinée entière pour soulager une belle et poétique infortune.

— Leoni dut s’apercevoir de cette disposition romanesque et l’exploiter ? dis-je à Juliette.

— Oui, me répondit-elle, il le fit ; mais s’il se donna tant de peine pour me tromper, c’est qu’il m’aimait, c’est qu’il voulait mon amour à tout prix.

Nous gardâmes un instant le silence, et Juliette reprit ensuite son récit.


— L’hiver arriva ; nous avions fait le projet d’en supporter les rigueurs plutôt que d’abandonner notre chère retraite. Leoni me