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ménageais cet enthousiasme si facile à perdre, si impossible à retrouver quand on l’a perdu. Souviens-toi de nos jours de pluie où je mettais une espèce de rigueur à t’occuper, pour te préserver de la réflexion et de la mélancolie qui en est la suite inévitable. Sois sûre que l’examen trop fréquent de soi-même et des autres est la plus dangereuse des recherches ; il faut secouer ce besoin égoïste qui nous fait toujours fouiller dans notre cœur et dans celui qui nous aime, comme un laboureur cupide qui épuise la terre à force de lui demander de produire. Il faut savoir se faire insensible et frivole par intervalles ; ces distractions ne sont dangereuses que pour les cœurs faibles et paresseux. Une ame ardente doit les rechercher pour ne pas se consumer elle-même : elle est toujours assez riche. Un mot, un regard suffit pour la faire tressaillir au milieu du tourbillon léger qui l’emporte, et pour la ramener plus ardente et plus tendre au sentiment de sa passion. Ici, vois-tu, nous avons besoin de mouvement et de variété. Ces grands palais sont beaux, mais ils sont tristes ; la mousse marine en ronge le pied, et l’eau limpide qui les reflète est souvent chargée de vapeurs qui retombent en larmes. Ce luxe est austère, et ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu’une longue suite d’épitaphes et de tombeaux qu’il faut orner de fleurs. Il faut remplir de vivans cette demeure sonore où tes pas te feraient peur si tu y étais seule ; il faut jeter de l’argent par les fenêtres à ce peuple qui n’a pour lit que le parapet glacé des ponts, afin que la vue de sa misère ne nous rende pas soucieux au milieu de notre bien-être. Laisse-toi égayer par nos rires et endormir par nos chants ; sois bonne et insouciante ; je me charge d’arranger ta vie et de te la rendre agréable, quand je ne pourrai te la rendre enivrante. Sois ma femme et ma maîtresse à Venise, tu redeviendras mon ange et ma sylphide sur les glaciers de la Suisse. —

C’est par de tels discours qu’il apaisait mon inquiétude et qu’il me traînait, assoupie et confiante, sur le bord de l’abîme. Je le remerciais tendrement de la peine qu’il prenait pour me persuader, quand d’un signe il pouvait me faire obéir. Nous nous embrassions avec tendresse et nous retournions au salon bruyant où nos amis nous attendaient pour nous séparer.

Cependant, à mesure que nos jours se succédaient ainsi, Leoni