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LA VEILLÉE DE VINCENNES.

que de passer seulement sur l’océan et de ne pas s’engloutir en sombrant. C’en est une que d’aller où il veut, et de s’enfoncer dans les bras du vent contraire, c’en est une que de courir devant l’orage et de s’en faire suivre comme d’un valet, c’en est une que d’y dormir et d’y établir son cabinet d’étude. Il se couche avec le sentiment de sa royauté sur le dos de l’océan comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude qui est aussi son épouse.

— C’est grand, dit Timoléon. Et je remarquai qu’il posait la lettre sur une table.

— Et c’est l’amour du danger qui le nourrit, qui fait que jamais il n’est un moment désœuvré, qu’il se sent en lutte et qu’il a un but. C’est la lutte qu’il nous faut toujours ; si nous étions en campagne, vous ne souffririez pas tant.

— Qui sait ? dit-il.

— Vous êtes aussi heureux que vous pouvez l’être. Vous ne pouvez pas avancer dans votre bonheur, ce bonheur-là est une impasse véritable.

— Trop vrai ! trop vrai ! l’entendis-je murmurer.

— Vous ne pouvez pas empêcher qu’elle n’ait un jeune mari et un enfant, et vous ne pouvez pas conquérir plus de liberté que vous n’en avez. Voilà votre supplice, à vous !

Il me serra la main : — Et toujours mentir ! dit-il… Croyez-vous que nous ayons la guerre ?

— Je n’en crois pas un mot, répondis-je.

— Si je pouvais seulement savoir si elle est au bal ce soir ! Je lui ai bien défendu d’y aller.

— Je ne me serais pas aperçu sans ce que vous dites là qu’il est minuit, lui dis-je. Vous n’avez pas besoin d’Austerlitz, mon ami, vous êtes assez occupé, vous pouvez dissimuler et mentir encore pendant plusieurs années. Bonsoir.