Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 2.djvu/300

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
294
REVUE DES DEUX MONDES.

Ici Juliette termina son récit et resta accablée de fatigue et de tristesse. — C’est alors, ma pauvre enfant, lui dis-je, que je fis connaissance avec toi. Je demeurais au premier dans la même maison. Le récit de ta chute m’inspira de la curiosité. Bientôt j’appris que tu étais jeune et digne d’un intérêt sérieux ; que Leoni, après t’avoir accablée des plus mauvais traitemens, t’avait enfin abandonnée mourante et dans la misère. Je voulus te voir ; tu étais dans le délire quand j’approchai de ton lit. Oh ! que tu étais belle, Juliette, avec tes épaules nues, tes cheveux épars, tes lèvres brûlées du feu de la fièvre, et ton visage animé par l’énergie de la souffrance ! Que tu me semblas belle encore, lorsque, abattue par la fatigue, tu retombas sur ton oreiller, pâle et penchée comme une rose blanche qui s’effeuille à la chaleur du jour ! Je ne pus m’arracher d’auprès de toi. Je me sentis saisi d’une sympathie irrésistible, entraîné par un intérêt que je n’avais jamais éprouvé. Je fis venir les premiers médecins de la ville, je te procurai tous les secours qui te manquaient. Pauvre fille abandonnée ! je passai les nuits près de toi, je vis ton désespoir, je compris ton amour. Je n’avais jamais aimé ; aucune femme ne me semblait pouvoir répondre à la passion que je me sentais capable de ressentir. Je cherchais un cœur aussi fervent que le mien. Je me méfiais de tous ceux que j’éprouvais, et bientôt je reconnaissais la prudence de ma retenue, en voyant la sécheresse et la frivolité de ces coeurs féminins. Le tien me sembla le seul qui put me comprendre. Une femme capable d’aimer et de souffrir comme tu avais fait était la réalisation de tous mes rêves. Je désirai, sans l’espérer beaucoup, d’obtenir ton affection. Ce qui me donna la présomption d’essayer de te consoler, ce fut la certitude que je sentis en moi de t’aimer sincèrement et généreusement. Tout ce que tu disais dans ton délire te faisait connaître à moi autant que l’a fait depuis notre intimité. Je connus que tu étais une femme sublime aux prières que tu adressais à Dieu à voix haute, avec un accent dont rien ne pourrait rendre la sainteté déchirante. Tu demandais pardon pour Leoni, toujours pardon, jamais vengeance ! Tu invoquais les âmes de tes parens, tu leur racontais d’une voix haletante par quels malheurs tu avais expié ta fuite et leur douleur. Quelquefois tu me prenais pour Leoni, et tu m’adressais des reproches foudroyans ; d’autres fois tu te croyais