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IMRESSIONS DE VOYAGES.

gardien prit le titre de valet de chambre, et ne les battit plus qu’avec un jonc à pomme d’or.

Malheureusement rien n’est stable dans les choses humaines. Quelques générations d’ours avaient joui à peine de ce bien-être inconnu jusqu’alors à leur espèce, quand la révolution française éclata. L’histoire de nos héros ne se trouve pas liée d’une manière assez intime à cette grande catastrophe, pour que nous remontions ici à toutes ses causes, ou que nous la suivions dans tous ses résultats ; nous ne nous occuperons que des évènemens dans lesquels ils ont joué un rôle.

La Suisse était trop près de la France pour ne pas éprouver quelque atteinte du grand tremblement de terre dont le volcan révolutionnaire secouait le monde : elle voulut résister cependant à cette lave militaire qui sillonna l’Europe. Le canton de Vaux se déclara indépendant : Berne rassembla ses troupes ; victorieuse d’abord dans la rencontre de Neueneck, elle fut vaincue dans les combats de Straubrunn et de Grauholz, et les vainqueurs, commandés par les généraux Brune et Schaunbourg, firent leur entrée dans la capitale. Trois jours après le trésor bernois fit sa sortie.

Onze mulets chargés d’or prirent la route de Paris : deux d’entre eux portaient la fortune des malheureux ours, qui, tout modérés qu’ils étaient dans leurs opinions, se trouvaient compris sur la liste des aristocrates et traités en conséquence. Il leur restait bien l’hôtel de leurs fondés de pouvoirs, que les Français n’avaient pu emporter ; mais ceux-ci justifiaient du titre de propriété, de sorte que ce dernier débris de leur splendeur passée fut entraîné dans le naufrage de leur fortune.

Un grand exemple de philosophie fut alors donné aux hommes par ces nobles animaux ; ils se montrèrent aussi dignes dans le malheur qu’ils s’étaient montrés humbles dans la prospérité, et ils traversèrent, respectés de tous les partis, les cinq années de révolution qui agitèrent la Suisse depuis 1798 jusqu’en 1805.

Cependant la Suisse avait abaissé ses montagnes sous la main de Bonaparte, comme l’Océan ses vagues à la voix de Dieu. Le premier consul la récompensa en proclamant l’acte de médiation, et les dix-neuf cantons respirèrent abrités sous l’aile que la France étendait sur eux.