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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

du lendemain, et tu vis ; et qu’on te défie au combat, qu’on t’invite à souper avec des courtisanes, ta face est toujours immobile, ta poitrine toujours cuirassée, et les sensations de la chair se brisent contre comme nos épées. La tempête ne peut rien sur toi, le nuage crève et t’inonde ; ensuite le soleil reparaît qui t’essuie en même temps que les branches des saules, en même temps que l’aile des oiseaux. C’est à moi que tu dois tout cela, c’est moi qui t’ai fait ainsi, et tu devrais m’appartenir comme l’œuvre à son créateur. Voilà mon œuvre, à moi ! Faust, vieux alchimiste, à quoi t’ont servi tes livres et ta science ? Quel mal as-tu fait à Dieu sur la terre ? En quoi donc as-tu changé les lois du monde ? Pauvre Faust, je te plains, car après tant de grands appareils, après avoir tant allumé de fourneaux contre le ciel, tant parcouru d’étoiles et de sphères, tu as été vaincu, tu as aimé ! Pauvre Faust, je te plains. Moi, je n’ai rien étudié, ni la théologie, ni la jurisprudence, ni la médecine. J’ai lutté avec mes propres forces ; comme l’ange Lucifer, j’ai volé sur les plaines de la terre, et le vent de mes ailes a flétri les plus nobles tiges. La création a bientôt eu compris que si je ne me donnais pas à Satan, c’est que j’étais Satan lui-même ! N’importe, la plus douce moitié s’est livrée, les femmes ont déserté le frais sanctuaire de Marie et renoncé aux joies du paradis pour venir expirer sur mes lèvres ; les hommes ont tous fui la vertu miraculeuse qu’ils pressentaient en moi. Je ne les ai jamais rencontrés sur mon passage. Quand je frappe à la porte, c’est la jeune fille qui vient m’ouvrir ; une fois seulement le père s’est trouvé là comme je sortais ; cet homme, je l’ai touché de mon épée, et j’en ai fait une statue de pierre qui se meut, parle et chemine sur les grandes routes.

Le Commandeur.

Tu es ivre, don Juan.

Don Juan.

Peut-être. Au fait, chaque fois que tes servantes ont rempli mon verre, je l’ai franchement vidé sans prendre garde à ce qu’on y versait. Je suis venu m’asseoir à ton festin comme un libre convive qui, sur la foi de son hôte, ouvre la bouche avant d’ouvrir les yeux. Il se peut que je sois ivre, et que le vin fait pour réchauffer des corps de pierre, travaille et fermente dans le mien, qui, Dieu