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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.

avec des voix plus fraîches et plus sonores, et nous allons commencer une danse à faire crouler ton cheval de pierre. Commandeur, je vois que nous serons bien ensemble, et puisque je trouve ici, comme dans mon palais, des femmes, du vin et de la musique, je consens à rester avec toi toute la nuit, toute l’éternité, si tu veux.

Le Commandeur.

Autrefois, quand je recevais le roi d’Espagne dans mon palais de Burgos, je disais à mes serviteurs : Maintenant que la nuit est venue, allez illuminer toutes les salles ; je disais à mes cousins et neveux : Jeunes gens, quittez vos armures d’acier, habillez-vous avec magnificence, et venez vous ranger sous la porte autour de votre aïeul, afin de recevoir dignement notre sire le roi qui nous rend visite cette nuit ; je disais à ma fille : Ma belle Anna, fais attacher ma couronne ducale à tes cheveux, car il faut que chacun de nous en ait à son tour le fardeau, et la protége avec les armes que Dieu lui donne. Vers minuit, quand les bouquets étaient flétris, je disais à mes jardiniers : Allez cueillir avec leurs tiges les plus belles fleurs du champ, ne les secouez pas, de crainte d’en faire tomber les gouttes de rosée que la nuit verse dans leur calice pour rafraîchir les lèvres de ces nobles dames. Alors la fête semblait renaître, je parcourais les groupes, ordonnant aux musiciens de varier leurs airs, et tout se passait dans ce temps-là selon ma volonté. Mais à cette heure il n’en est pas ainsi, don Juan, car je n’habite plus dans mon palais de Burgos, et de maître que j’étais je suis devenu serviteur. Les danseuses viennent de s’endormir, et tous les orchestres du monde ne les réveilleraient pas de leur sommeil ; les chanteurs viennent de se taire, et les graves et sonores tuyaux ont fait silence dès que l’organiste a retiré sa main. À présent que tout est calme et que les voix harmonieuses flottent encore autour de nous comme l’encens et la myrrhe autour des saints de la cathédrale, assieds-toi, don Juan, et causons sans raillerie et sans blasphème des choses de ton salut.

Don Juan.

Merci, vieillard, mais tu sauras que je n’ai pas coutume de passer la nuit à discuter de pareils sujets, et surtout avec des serviteurs ; quand tu verras ton maître, dis-lui bien qu’une autre