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LA VEILLÉE DE VINCENNES.

Elle tournait en coquetant, rassemblant ses petits et portant toujours son aigrette rouge et son collier d’argent. Elle avait l’air d’attendre le maître qui lui donnait à manger, et courait tout effarée entre nos jambes, suivie de ses poussins. En la suivant nous arrivâmes à quelque chose d’horrible.

Au pied de la chapelle étaient couchées la tête et la poitrine du pauvre Adjudant, sans corps et sans bras. Le pied que j’avais heurté avec mon pied en arrivant, c’était le sien. Ce malheureux, sans doute, n’avait pas résisté au désir de visiter encore ses barils de poudre et de compter ses obus, et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé, quelque chose, quelque mouvement, avait tout enflammé.

Comme la pierre d’une fronde, sa tête avait été lancée avec sa poitrine sur le mur de l’église, à soixante pieds d’élévation, et la poudre dont ce buste effroyable était imprégné avait gravé sa forme, en traits durables, sur la muraille au pied de laquelle il retomba. Nous le contemplâmes long-temps, et personne ne dit un mot de commisération, peut-être parce que le plaindre eût été se prendre soi-même en pitié pour avoir couru le même danger. Le chirurgien-major seulement dit : Il n’a pas souffert.

Pour moi, il me sembla qu’il souffrait encore ; mais malgré cela, moitié par curiosité invincible, moitié par bravade d’officier, je le dessinai.

Les choses se passent ainsi dans une société d’où la sensibilité est retranchée. Peut-être est-ce le côté mauvais du métier des armes que cet excès de force où l’on prétend toujours guinder son caractère. On s’exerce à durcir son cœur, on se cache de la pitié de peur qu’elle ne ressemble à la faiblesse, on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, sans songer qu’à force d’enfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier.

Je me sentis en ce moment très haïssable. Mon jeune cœur était gonflé du chagrin que me faisait cette mort, et je continuai pourtant avec une tranquillité obstinée ce dessin que j’ai conservé, et qui tantôt m’a donné des remords de l’avoir fait, tantôt m’a rappelé le récit que je viens d’écrire et la vie modeste de ce brave soldat.

Cette noble tête n’était plus qu’un objet d’horreur, une sorte de tête de Méduse ; sa couleur était celle du marbre noir. Les cheveux