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LE SOUPER CHEZ LE COMMANDEUR.
Le Commandeur.

Remplis mon verre.

Don Juan.

Ah ! par le diable, toutes les bouteilles sont vides. Gageons que c’est un tour du vieux Père ; il est jaloux, et veut sans doute empêcher ce que vous appelez un sacrilège. Commandeur, c’est dommage, car si je continuais à boire, dans une heure nous ferions une orgie avec toutes les saintes des cathédrales de l’Espagne. Mais il faut nous soumettre à la volonté du ciel : ainsi donc, mon hôte, je m’en vais et te conseille de remonter sur ton cheval de pierre ; tu n’auras pas d’autre visite cette nuit.

(On frappe à la porte, le commandeur se lève et va ouvrir. Entre le cardinal don Rafaël Palenjuez.)
Le Commandeur.

Don Rafaël Palenjuez, salut et gloire à vous que notre saint père le pape admit dans son collège de cardinaux, et que le Seigneur a depuis fait asseoir parmi les anges ! Vous souvient-il encore des belles fêtes de Noël dans la cathédrale de Tolède ? Deux jours à l’avance, mon père, afin d’aller vous voir officier, quittait Burgos où nous résidions tous ; et puis à son retour, me prenant sur ses genoux, il me disait toutes les magnificences dont il venait d’être témoin. Je n’en dormais plus du désir que j’avais de vous connaître, et ce fut un grand bonheur pour moi lorsque j’eus atteint ma douzième année, et que mon père me dit : « Aux prochaines fêtes nous partirons ensemble ; votre oncle le cardinal vient de m’écrire qu’il vous verrait avec plaisir parmi ses enfans de chœur. Ah ! mon noble cousin, je ne me suis jamais senti plus humble qu’en ce jour solennel ; en effet, lorsque chantaient les orgues et le peuple, il me semblait entendre la voix de Dieu, et je collais ma face contre terre ; et, si dans les momens de silence je me hasardais à regarder l’autel, alors, monseigneur, c’était vous qui m’apparaissiez tout rouge au milieu des clartés et de l’encens, ou mon père que je voyais là-haut dans sa tribune, immobile, et tenant son bâton de commandeur dans la main. De sorte que j’étais sans cesse comme opprimé sous le bras de ces deux majestés dont l’une s’appelle Dieu, l’autre la famille. Ce spectacle ébranla ma jeune tête, et bien des fois, en mes nuits de délire, je vous ai vu resplendir en