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d’avoir entendu une fois un de nos airs français, pour le répéter sans manquer les intonations les plus difficiles. Tous leurs instrumens avaient été fabriqués par eux. Le violon était celui qui dominait.

Tout ce que je voyais me transportait en imagination à l’époque florissante des Missions, quoique la dégénération des anciens élèves des jésuites fût bien marquée ; mais on retrouvait encore en eux assez de traces de l’éducation qu’avaient reçue leurs pères pour deviner ce que ceux-ci avaient dû être jadis. Presque tous ceux de Bella-Union savaient lire et écrire, et connaissaient un métier. Leur costume, semblable à celui des gauchos, se composait d’un caleçon de toile de coton, d’un morceau de même étoffe, ou chiripa, roulé autour de la ceinture, et du poncho ordinaire. La plupart allaient pieds nus, et les autres portaient des bottes faites avec les jambes de derrière d’un jeune poulain, et attachées au-dessous du genou avec une jarretière. Les femmes n’avaient pour tout vêtement qu’une sorte de tunique en coton, tissée par elles-mêmes, qui les couvrait depuis le cou jusqu’aux pieds, sans être le plus souvent serrée à la ceinture. Celles qui en avaient le moyen complétaient leur toilette avec de larges pendans d’oreilles en argent et une croix de même métal suspendue au cou. Les enfans des deux sexes allaient nus jusqu’à l’âge de puberté. L’intérieur des maisons respirait la pauvreté et ne contenait que les ustensiles les plus indispensables avec un hamac. Ce dernier meuble indiquait une civilisation plus avancée que celle des gauchos, qui se contentent d’un cuir étendu à terre pour se livrer au sommeil.

La misère la plus affreuse régnait dès cette époque dans la colonie. Tout le bétail était épuisé, et les Indiens, occupés de leurs constructions et ne se livrant à aucun travail d’un rapport immédiat, ne pouvaient se procurer les vivres que les marchands vendaient à un prix exorbitant. C’était surtout sur les bords du fleuve où s’étaient établis tous ceux qui n’avaient pu, faute de moyens, bâtir une maison dans l’enceinte même de la ville, que le tableau le plus digne de pitié s’offrait aux regards. Là, dans des huttes alignées sur deux rangs et formées de quelques bottes de paille réunies à leur sommet, étaient entassées des centaines de familles. Là régnaient la faim, les maladies, et tout ce que la misère a de plus hideux. Qu’on se représente une population de huit mille hommes, amenés loin de leur pays, dans un lieu dépourvu de tout, n’ayant d’autres alimens qu’une chétive ration de viande qu’on leur distribuait tous les matins, et, pour comble de maux, souffrant le supplice de Tantale : ayant sous les yeux des marchands qui étalaient tout ce qui eût satisfait leurs besoins, mais qu’ils ne pouvaient acheter ! Combien ne souffrions-nous pas en prenant nos repas en présence d’une foule affamée qui