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Peu à peu les couleurs s’obscurcirent, les contours devinrent plus massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l’aspect d’une flotte immense, puis d’un bois de hauts cyprès où les canaux s’enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté. Ce sont là les instans où j’aime à regarder au loin. Quand les formes s’effacent, quand les objets semblent trembler dans la brume ; quand mon imagination peut s’élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices ; quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière ; quand je peux métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de poussière, et en torrens rapides, les petits sentiers de sable qui descendent en serpentant sur la sombre verdure des collines, alors je jouis vraiment de la nature, j’en dispose à mon gré, je règne sur elle, je la traverse d’un regard, je la peuple de mes fantaisies.

Quand j’étais adolescent, et que je gardais encore les troupeaux dans le plus paisible et le plus rustique pays du monde, je m’étais fait une grande idée de Versailles, de Saint-Cloud, de Trianon, de tous ces antiques palais dont ma grand’mère me parlait sans cesse comme de ce qu’il y avait de plus beau à voir dans l’univers. J’allais par les chemins au commencement de la nuit, ou à la première blancheur du jour, et je me créais à grands traits Trianon, Versailles et Saint-Cloud dans la vapeur qui flottait sur nos champs. Une haie de vieux arbres mutilés par la coignée, au bord d’un fossé, devenait un peuple de tritons et de nayades de marbre enlaçant leurs bras armés de conques marines. Les taillis et les vignes de nos coteaux étaient les parterres d’ifs et de buis, les noyers de nos guérets, les majestueux ombrages des grands parcs royaux ; et le filet de fumée qui s’élevait du toit d’une chaumière cachée dans les arbres, et dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et tremblante, devenait à mes yeux le grand jet d’eau que le plus simple bourgeois de Paris avait le privilége de voir jouer aux grandes fêtes, et qui était pour moi alors une des merveilles du monde fantastique.

C’est ainsi qu’à grands frais d’imagination je me dessinais dans un vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j’ai vues depuis. C’est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope, que j’ai trouvé d’abord le vrai si petit et si peu majestueux. Il m’a fallu du temps pour l’accepter sans dédain, et pour découvrir enfin en lui des beautés particulières et des sujets d’admiration autres que ceux que j’y avais cherchés. Mais dans le vrai, quelque beau qu’il soit, j’aime à bâtir encore. Cette méthode n’est ni d’un artiste, ni d’un poète, je le sais. C’est le fait d’un fou. Tu m’en as souvent raillé, toi qui aimes les grandes