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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

balcon des palais. Ils les cousent à d’autres portions éparses qu’ils possèdent d’ailleurs, et les plus exercés, ceux qui conservent les traditions du chant à plusieurs parties, règlent la mesure de l’ensemble. Cette mesure est un impitoyable adagio auquel doivent se soumettre les plus brillantes fantaisies de Rossini, et vraiment cela me range à l’avis de ceux qui pensent que la musique n’a pas de caractère par elle-même, et se ploie à exprimer toutes les situations et tous les sentimens possibles, selon le mouvement qu’il plaît aux exécutans de lui donner. C’est le champ le plus vaste et le plus libre qui soit ouvert à l’imagination, et bien plus que le peintre, le musicien crée pour les autres des effets opposés à ceux qu’il a créés pour lui. La première fois que j’ai entendu la symphonie pastorale de Beethoven, je n’étais pas averti du sujet, et j’ai composé dans ma tête un poème dans le goût de Milton sur cette admirable harmonie. J’avais placé la chute de l’ange rebelle et son dernier cri vers le ciel précisément à l’endroit où le compositeur fait chanter la caille et le rossignol. Quand j’ai su que je m’étais trompé, j’ai recommencé mon poème à la seconde audition, et il s’est trouvé dans le goût de Gessner, sans que mon esprit fît la moindre résistance à l’impression que Beethoven avait eu dessein de lui donner.

L’absence de chevaux et de voitures et la sonorité des canaux font de Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et d’aubades. Il faudrait être bien enthousiaste pour se persuader que les chœurs de gondoliers et de fachini sont meilleurs que ceux de l’Opéra de Paris, comme je l’ai entendu dire à quelques personnes d’un heureux caractère. Mais il est bien certain qu’un de ces chœurs, entendu de loin sous les arceaux des palais moresques que blanchit la lune, fait plus de plaisir qu’une meilleure musique exécutée sous les châssis d’une colonnade en toile peinte. Les grossiers dilettanti beuglent dans le ton et dans la mesure. Les froids échos de marbre prolongent sur les eaux ces harmonies graves et rudes comme les vents de la mer. Cette magie des effets acoustiques, et le besoin d’entendre une harmonie quelconque dans le silence de ces nuits enchantées, font écouter avec indulgence, je dirais presque avec reconnaissance, la plus modeste chansonnette qui arrive, passe et se perd dans l’éloignement.

Quand on arrive à Venise, et qu’un gondolier bien tenu vient vous attendre à la porte de l’auberge, avec sa veste de drap et son chapeau rond, il est impossible de retrouver en lui la plus légère trace de cette élégance qu’ils avaient aux temps féeriques de Venise. On la chercherait en vain sous les guenilles de ceux qui abandonnent leurs vêtemens à un désordre plus pittoresque. Mais l’esprit incisif, pénétrant et subtil de cette classe