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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

Beppa, qu’on peut les laisser faire, de l’humeur pacifique dont ils sont, leurs divisions ne feront de mal à personne, et tout se passera en paroles burlesques. — Il ne faut pas encore trop s’y fier, reprit le docteur ; nous ne sommes pas déjà si loin de la dernière tentative qu’ils ont faite de réveiller l’esprit de parti, et leurs coups d’essai s’annonçaient bien. — C’était, je crois, en 1817, dit Beppa, et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les petits couteaux de Venise, qu’il y eut en quatre ou cinq jours de si bonnes coltellata échangées entre les deux factions, qu’il y eut plus de cent personnes blessées grièvement, dont beaucoup ne se relevèrent pas. — À la bonne heure, répondis-je. Pourrais-tu me dire, docteur érudit, l’origine de ces dissensions, toi, qui sais dans quel goût était taillée la barbe du doge Orseolo ? — Cette origine se perd dans la nuit des temps, répondit-il ; elle est aussi ancienne que Venise. Ce que je puis te dire, c’est que cette division partageait en deux les nobles aussi bien que la plèbe. Les Castellani habitaient l’île de Castello, c’est-à-dire l’extrémité orientale de Venise jusqu’au pont de Rialto. Les Nicoloti occupaient l’île de san Nicolo, l’extrémité orientale, où sont situés la place Saint-Marc, la rive des Esclavons, etc. Le grand canal servait de confins aux deux camps. Les Castellani, plus riches et plus élégans que les autres, représentaient la faction aristocratique. Les nobles avaient les premiers emplois de la république, et le peuple était employé aux travaux de l’arsenal. Il fournissait les pilotes pour les vaisseaux de guerre, et les rameurs du doge dans le Bucentaure. Les Nicoloti formaient le parti démocratique. Leurs gentilshommes étaient envoyés dans les petites villes de la terre ferme, comme gouverneurs, ou occupaient dans les armées les emplois secondaires. Le peuple était pauvre, mais brave et indépendant. Il était spécialement occupé de la pêche, et avait son doge particulier, plébéien et soumis à l’autre doge, mais investi de droits magnifiques, entre autres celui de s’asseoir à la droite du grand doge dans les assemblées et fêtes solennelles. Ce doge était d’ordinaire un vieux marinier expérimenté, et portait le titre de Gastaldo dei Nicoloti ; son office était de présider à l’ordre des pêches et de veiller à la tranquillité de ses administrés, dont il était à la fois le supérieur et l’égal. C’est ce qui faisait dire aux Nicoloti, s’adressant à leurs rivaux : — Tu rames pour le doge, et nous ramons avec le doge. Ti, ti voghi el dose, e mi vogo col dose. — La république maintenait cette rivalité et protégeait scrupuleusement les priviléges des Nicoloti, sous le prétexte de tenir vivante l’énergie physique et morale de la population, mais plus certainement pour contrebalancer, par un sage équilibre, la puissance patricienne.

Le gouvernement ne perdait aucune occasion de flatter l’amour-propre