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de ces braves plébéiens, et leurs donnait des fêtes où ils étaient appelés à montrer la vigueur de leurs muscles et leur habileté à conduire la barque. Les tours de force des Nicoloti sont encore d’interminables sujets de vanterie et d’orgueil chez les enfans de cette race herculéenne, et tu as pu voir, dans les bouges où nous allons quelquefois panser des blessés ensemble, ces grossiers tableaux à l’huile qui représentent le grand jeu de la pyramide humaine, et les portraits des vainqueurs de la régate avec leur bannière brodée et frangée d’or fin, au milieu de laquelle était brodée l’image d’un porc ; le don d’un porc véritable accompagnait ce prix qui n’était que le troisième, mais qui n’était pas le moins envié. Les Nicoloti s’exerçaient aussi à la lutte, et leurs femmes avaient leurs régates, où elles ramaient à l’envi avec une force et une dextérité incontestables. Jugez de ce qu’eût été cette population en colère, si par ces adroites flatteries à sa vanité, et par une administration scrupuleusement équitable, le gouvernement ne l’eût tenue en joie et belle humeur ! — Le gouvernement étranger, dis-je, se sert d’autres moyens, il jette en prison et punit sévèrement le moindre témoignage ostensible de courage et de force. — Il faut avouer, reprit-il, qu’il n’eut pas absolument tort de réprimer les excès de 1817 ; mais il aurait dû trouver en outre un moyen de prévenir le retour de ces fureurs. — Les croyez-vous bien éteintes ? À la manière dont Catullo parlait de sa noblesse plébéienne tout-à-l’heure, je croirais assez que les Castellani ne sont pas encore très liés avec les Nicoloti. — Si peu, me répondit le docteur, qu’une conspiration des Nicoloti vient d’être découverte, et qu’il est question de s’assurer de la personne de quarante ou cinquante d’entre eux.

Quand nous eûmes pris le sorbet, nous retrouvâmes Catullo tellement endormi, que le docteur ne vit rien de mieux que de remplir d’eau la paume de sa main et de l’épancher doucement sur la barbe grise (le oneste piume, comme aurait dit Dante) du gondolier centenaire. Il ne se fâcha nullement de cette plaisanterie et se mit courageusement à l’ouvrage. — N’étais-tu pas, lui dit, chemin faisant, le docteur, de ce fameux repas à Saint-Samuel, la semaine dernière ? — Qui, moi, paron ? répondit le vieillard hypocrite. Pourquoi cela ? — Je te demande, reprit le docteur, si tu en étais, ou si tu n’en étais pas. — Mi son Nicoloto, Paron. — Je ne parle pas de cela, dit le docteur en colère. Voyez s’il répondra droit à une question ? me prends-tu pour un mouchard, vieux sournois ? — Non certainement, illustrissime, mais qu’est-ce que vous voulez demander à un pauvre homme, moitié sourd, moitié imbécile ? — Dis donc moitié ivrogne, moitié vénitien, lui dis-je. — Il n’y a pas de danger que ces drôles-là répondent, sans savoir pourquoi on les interroge. Eh bien ! puisque tu ne