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j’abaisserai un regard de pitié. Car ma vie se partage entre la prière et le dévoûment. Et la vie leur est si facile et si bien frayée qu’elles vous oublient, ô mon Dieu !

Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour ; permettez qu’il ne souhaite rien au-delà de mon amour, et qu’il ne regarde pas en arrière. Faites qu’il vive tout en moi comme je vis toute en lui. »

Mais un jour la mesure du sacrifice était comblée. Elle a douté de la reconnaissance qu’elle avait méritée. L’inquiétude a rongé le fruit de son amour.

Elle a pleuré, et ses larmes n’ont pas été essuyées. Elle s’est affligée de l’ingratitude, et l’accusé ne s’est pas défendu.

Alors il s’est fait un grand désert autour de son cœur, et chacun de ses soupirs s’est perdu dans le silence. Elle était forte et défiait le danger ; elle était confiante et résignée, et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis, et voilà que tout à coup la vaillance de cette femme s’est affaissée ; voici que son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.

Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu’elle a vieilli en un jour. Elle avait l’œil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient en caractères éclatans ses pensées heureuses et sereines, et voici que son regard s’est voilé, et que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.

Serait-il vrai que la destinée humaine répudie comme un rêve de jeune fille les dévouemens illimités ? Serait-il vrai que l’amour se nourrit d’inquiétudes et d’angoisses, que les tortures de la jalousie lui sont une sève généreuse et féconde, et que sa tige se flétrit dans l’atmosphère paisible et sereine de la fidélité ? Je ne veux pas le croire, car à ce compte l’amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et l’égoïsme habile et désintéressé serait la première des vertus, le plus raisonnable des devoirs.

Arrivée à cette crise douloureuse, il faut qu’Ellenore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de l’ingratitude, elle n’a plus qu’à s’endormir du sommeil éternel, si elle ne se réveille pour un nouvel amour. Elle n’a plus assez de clairvoyance pour s’interroger sérieusement. Elle n’est plus capable de justice ou d’amnistie. Celui qu’elle a condamné dans son cœur, fût-il moins coupable, ne sau-