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LES ÂMES DU PURGATOIRE.

n’avait jamais vu le Guadalquivir en hiver. Il n’avait ni voiles, ni rames, ni gouvernail, et la rive du fleuve était déserte. La barque était tellement ballottée par le courant qu’au malaise qu’il éprouvait, il se crut à l’embouchure du Guadalquivir, au moment où les badauds de Séville qui vont à Cadiz commencent à ressentir les premières atteintes du mal de mer. Bientôt il se trouva dans une partie de la rivière beaucoup plus resserrée, en sorte qu’il pouvait facilement voir et même se faire entendre sur les deux bords. Alors parurent en même temps sur les deux rives deux figures lumineuses qui s’approchèrent chacune de son côté comme pour lui porter secours. Il tourna d’abord la tête à droite, et vit un vieillard d’une figure grave et austère, pieds nus, n’ayant pour vêtement qu’un sayon épineux. Il semblait tendre la main à don Juan. À gauche, où il regarda ensuite, il vit une femme d’une taille élevée et de la figure la plus noble et la plus attrayante, tenant à sa main une couronne de fleurs qu’elle lui présentait. En même temps il remarqua que sa barque se dirigeait à son gré, sans rames, mais par le seul fait de sa volonté. Il allait prendre terre du côté de la femme, lorsqu’un cri, parti de la rive droite, lui fit tourner la tête et se rapprocher de ce côté. Le vieillard avait l’air encore plus austère que la première fois. Tout ce que l’on voyait de son corps était couvert de meurtrissures livides et teint de sang caillé. D’une main il tenait une couronne d’épines, de l’autre un fouet, garni de pointes de fer. Ce spectacle le saisit d’horreur ; il revint bien vite à la rive gauche. L’apparition qui l’avait tant charmé s’y trouvait encore ; les cheveux de la femme flottaient au vent, ses yeux étaient animés d’un feu surnaturel, et au lieu d’une couronne de fleurs, elle tenait en main une épée. Don Juan s’arrêta un instant avant de prendre terre, et alors, regardant avec plus d’attention, il s’aperçut que la lame de l’épée était rouge de sang, et que la main de la nymphe était rouge aussi. Il fut saisi d’horreur et se réveilla en sursaut. En ouvrant les yeux, il ne put retenir un cri à la vue d’une épée nue qui brillait à deux pieds du lit. Mais ce n’était pas une belle nymphe qui tenait cette épée. Don Garcia allait réveiller son ami, et voyant auprès de son lit une épée d’un travail curieux, il l’examinait de l’air d’un connaisseur. Sur la lame était cette devise : « Garde loyauté. » Et la poignée, comme